Fabien Lancelot, le grand journaliste, pénétra dans le laboratoire d'Eusèbe Logarithme, le célèbre savant.
- Cher maître, lui dit-il, je suis envoyé spécialement auprès de vous par le Phare de Bécon-les-Bruyères.
- Enchanté, monsieur, enchanté, je lis très souvent ce journal et votre article sur la longévité des bigornots par rapport à celle des contrôleurs du gaz m'a beaucoup intéressé. Vous venez, sans doute pour m'interviewer ?
- Oui, monsieur Logarithme, j ai appris que vous aviez mis au point un obus en aluminium au moyen duquel
vous comptez atteindre la planète Mars en moins de vingt-quatre heures.
-- C'est exact, monsieur. Mon appareil est prêt à partir. Il peut contenir huit personnes. Nous ne sommes que sept. Si vous voulez être la huitième, monsieur Lancelot, le départ a lieu demain matin.
- Je ne demande pas mieux, cher maître et j'accepte avec le plus grand plaisir.
- Alors, c'est entendu, monsieur le journaliste, rendez-vous demain matin neuf heures, sur le champ d'aviation d'Issy-les-Moulineaux.
Il était neuf heures du matin. Sur l'aérodrome désaffecté d'Issy-les-Moulineaux, un énorme canon avait été mis en batterie. C'est ce canon qui allait projeter l'obus gigantesque du docteur Logarithme dans la direction de la planète Mars.

Le savant et ses compagnons, parmi lesquels se trouvait Fabien Lancelot, étaient déjà à l'intérieur de l'obus.
Une foule considérable se pressait aux alentours et une armée de photographes prenaient les vues destinées à illustrer, dans les journaux, les comptes rendus de l'inoubliable événement.
- Attention ! cria soudain l'ingénieur chargé d'expédier l'obus.
Et il ordonna aux artilleurs présents:
-- Feu !
Une détonation, de la fumée, et l'obus d'aluminium sortit de la bouche du canon à une telle vitesse que les assistants n'eurent même pas le temps

de le voir. Dans l'obus, Eusèbe Logarithme essayait de rassurer ses compagnons, très inquiets sur le sort qui leur était réservé.
- N'ayez pas peur, j'ai la plus grande confiance en mon appareil. Nous arriverons dans la planète Mars avant vingt-quatre heures.
- Oui, mais ne craignez-vous pas que l'atterrissage ne soit difficultueux ?
- Heu ! non, l'obus doit se poser sur le sol aussi délicatement qu'un avion.
- Vous êtes bien sûr ?
- Absolument.
Les membres de l'expédition commençaient à regretter leur folle équipée. N'allait-elle pas se terminer par une catastrophe épouvantable ?
Il y eut un silence. L'obus filait toujours dans l'azur.
Soudain, Fabien Lancelot, le journaliste, se frappa le front.
--- Mais dites-moi, cher maître, une fois que nous serons sur la planète Mars, comment ferons-nous pour revenir sur la terre ?

Le savant se gratta la tête
- Sapristi ! je n'avais pas pensé à cela ! Nous ne trouverons jamais sur la planète Mars un canon pouvant nous renvoyer sur la terre.
Alors tous se mirent à pleurer à chaudes larmes.
Fabien Lancelot, le journaliste, se lamentait comme un petit garçon à qui on aurait volé sa tartine de confiture.
Ludovic Scipion, l'ingénieur en chef, se tordait les mains en sanglotant :
- Oh ! misère de misère, et moi qui, telle Passepartout dans le Tour du Monde en 80 jours, ai oublié de fermer le robinet de ma salle de bains !

Célestin Gratte, le chef-mécanicien, était tellement affolé qu'il en avait un hoquet formidable
- Malé... hé !... diction... hon !disait-il... Nous allons mou... hou !... rir sur cette pla... ah i... né... hé !... te.
Le savant, lui, ne disait rien. La tête dans ses mains, il réfléchissait, cherchant vainement à résoudre le problème.
Et les quatre autres membres de l'expédition, Jules Brique, Népomucène Croute, Alcibiade Moudevot et Nestor Héador gémissaient, eux aussi, à fendre l'âme.
Combien de temps passèrent-ils ainsi à se morfondre ?
Ils auraient été bien en peine de le dire, car il n'y avait pas de montre à bord.
Soudain, ils ressentirent une violente secousse qui les projeta les ans contre les autres.
Ils se relevèrent tout effarés...
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Fabien Lancelot.
- Nous sommes, arrivés, sans doute, répondit le savant. L'obus vient de se piffuer dans le sol... Hurrah !nous avons réussi !
Du coup, sous l'empire de l'enthousiasme, tous oublièrent leurs malheurs et se mirent à pousser des cris de joie.
- Célestin Cratte ! commanda le savant au chef-mécanicien, manoeuvrez la culasse de l'obus pour que nous puissions sortir.
Un déclic ! la culasse s'ouvrit et nos explorateurs quittèrent l'obus et sautèrent sur le sol.
Ils regardèrent autour d'eux... Ils se trouvaient dans une plaine immense et sablonneuse qui s'étendait à perte de vue.
La chaleur était tropicale et le soleil chauffait à un tel point qu'ils durent rentrer précipitamment dans l'obus pour y prendre des casques coloniaux. Puis ils ressortirent.
- Il n'a pas l'air de faire froid sur la planète Mars ! remarqua le journaliste.
- Non, dit l'ingénieur en chef, et il n'y a pas l'air d'y avoir grand monde non plus.
- Oh ! fit alors Eusèbe Logarithme, j'ai toujours affirmé que la planète n'était pas habitée..
Je ne m'étais pas trompé !
Au même instant, une détonation retentit et une balle traversa le casque du savant. Il bégaya
-Un... un coup de fusil... Ah ça ! mais il y a donc des habitants ?
Tous se retournèrent et aperçurent une troupe de cavaliers qui accourait vers eux...
- C'est curieux, dit le journaliste, les Martiens sont habillés comme des Arabes. On jurerait que ce sont des Touareg.
Les huit explorateurs se regardèrent avec effarement.
Que leur voulaient ces gens? Étaient-ils animés de bonnes intentions à leur égard ?
- Hum ! grommela Népomucène Croute, ils nous tirent dessus !
- C'est peut-être une façon à eux de nous souhaiter la bienvenue.
Les cavaliers n'étaient plus qu'à une cinquantaine de mètres.
- Attendons-les, dit Eusèbe Logarithme, on verra bien ce qu'ils nous veulent.
Ils le virent, hélas, tout de suite. Car les cavaliers se précipitèrent sur eux en poussant des cris sauvages et les ficelèrent tous immédiatement comme de vulgaires paquets.
Après quoi, les hissant chacun sur un cheval, ils les emportèrent au grand galop vers une direction inconnue.
L'aventure commençait à tourner mal...
Qu'allaient faire les Martiens de leurs prisonniers ?
- Mystère et bec de gaz ! aurait répondu Gavroche.
Mais il n'y avait aucun gavroche parmi les passagers de l'obus et ils faisaient individuellement des réflexions quelque peu moroses et désagréables sur leur critique situation.
La petite troupe s'arrêta dans une sorte de village aux maisons blanches entourées d'arbres ressemblant furieusement à des palmiers.
On déficela les prisonniers et on les jeta dans une sorte de cachot où ils se retrouvèrent pêle-mêle.
-- Hum ! dit le chef-mécanicien, repris par son hoquet, ça... Ah!... ne va... Ah !... Pas du.. Hu !... tout... Hou !.
- Les Martiens n'ont pas l'air commode ! murmura le journaliste.
Ils n'eurent pas le temps d'échanger d'autres propos, car la porte de leur cachot s'ouvrit.
Un homme vêtu de blanc et coiffé d'un turban parut.
- Vous êtes Français ? leur demanda-t-il.
Ils sursautèrent. Quoi ! ce Martien connaissait le français ?
- Oui dit alors le savant.
- Ah ! bon !... Vous avez de l'argent ?
- De l'argent ? Non... Vous pensez bien que nous n'avons pas apporté d'argent ici. je suppose que la monnaie française n'a pas cours sur la planète Mars ?
- Qu'est-ce que c'est que la planète Mars ?
- Ah ! c'est vrai, vous ne savez peut-être pas que nous appelons ainsi votre pays. Comment l'appelez-vous, vous ?
- Mais... comme tout le monde, le Sahara !
- Hein ? Nous sommes au Sahara ? Le désert du Sahara !
- Bien sûr ! Où croyez-vous être ? Vous êtes prisonniers des Touaregs et nous allons vous mettre à mort si votre gouvernement refuse de nom payer une rançon de huit millions.
Les passagers de l'obus faisaient triste, mine. Quoi ! l'appareil du savant Logarithme, au lieu de les conduire sur la planète Mars les avait déposés en plein désert du Sahara ?
- Pour une sale blague, c'est une sale blague, grogna le journaliste qui regrettait de plus en plus de s'être aussi imprudemment lancé à l'aventure.
- Allons ! reprit le Targui, ne vous désolez pas. La France n'a jamais refusé de payer une rançon pour ses nationaux. Nous allons envoyer un émissaire à Tombouctou et je suis certain que les autorité françaises vous tireront de là.
En effet, les choses s'arrangèrent assez bien.
L'émissaire envoyé à Tombouctou tomba d'accord avec les autorité et accepta de réduire à cinq millions le prix de la liberté des huit prisonniers.
Et, trois semaines plus tard, les Touareg les conduisirent à proximité de Tombouctou.
Mais leur retour en France fut moins triomphal que leur départ et c'est la tête basse et tout penauds qu'ils réintégrèrent la capitale. Il y avait foule à leur arrivée à Paris.
Mais ce n'était pas une foule d'admirateurs...
Loin de là !
Dès que le train entra en gare de Lyon, des clameurs retentirent
- Ohé ! les voyageurs pour Mars, une autre fois, il faudra demander votre chemin à un agent !
- Hé ! Eusèbe, tu n'as plus qu'à partir pour la lune, maintenant atterriras peut-être à Levallois-Perret ou au parc Mantsouris !
Et bien d'autres quolibets plus ou moins cruels !
Ah ! ne parlez plus au grand savant Eusèbe Logarithme d'un voyage dans la planète Mars, il vous pulvériserait comme il a pulvérisé tous les matériaux de son laboratoire.
Car non seulement le pauvre savant avait sacrifié comme tant d'autres, avant lui, son temps et une partie de sa fortune, et, ajoutez à cela le chagrin de son échec, il escomptait tant arriver à un résultat ! Que les critiques acerbes dont il a été l'objet lui ont causé une grande souffrance.

En effet, on est sans pitié pour les malheureux qui échouent dans leurs entreprises et on ne s'arrête ni aux difficultés qu'ils ont pu rencontrer, ni aux sacrifices faits pour arriver, soit : à des découvertes pour l'amélioration de la société, soit encore dans un but purement scientifique et envisageant toujours le perfectionnement de ce que nous connaissons déjà, ou la découverte de choses pouvant, par la suite, être utiles à la société.
Aussi le pauvre savant, déçu et souffrant de voir toutes ses illusions et ses espoirs envolés, ne voyage plus qu'en chemin de fer ou en voiture à chevaux.
Il vit loin du monde, retiré dans une petite maison de campagne, travaille jour et nuit.

Imp , Du Petit Journal , Paris
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