Filochon-les-Bains est une charmante petite ville située sur les bords de l'Atlantique où les baigneurs viennent en assez grand nombre pendant la belle saison.
C'est là qu'habitait M. Antoine Berluret, l'oncle de notre ami Jojo, un fabricant de boîtes à sardines. Il était très riche, ayant inventé de nouvelles boites à sardines avec verrou de sûreté.
L'oncle Antoine avait invité son neveu à venir passer une semaine au bord de la mer, en compagnie de ses deux inséparables compagnons René et Lulu.
Mais les trois enfants, à la suite d'une erreur stupide, étaient revenus malgré eux à leur point de départ. Partis de Rigodon et devant changer de train à Fouilly-les-Bretelles, ils s'étaient trompés et étaient montés dans un train retournant à Rigodon. Ils avaient ainsi perdu vingt-quatre heures et arriveraient un jour plus tard à Filochonles-Bains.
M. Berluret les attendait à la gare. Il les accueillit affectueusement tous les trois.
- Vos malles sont arrivées hier, mes enfants, je les ai fait porter à la maison. Vous n'êtes pas trop fatigués ?
- Oh ! non, mon oncle, au contraire, et même nous sommes tellement impatients de voir la mer et ses merveilles que nous serions heureux d'aller y faire un tour avant de nous rendre chez vous.
- Comme vous voudrez, mes petits. J'ai justement mon automobile. Nous allons, passer par la plage.
Les trois voyageurs montèrent dans la voiture de l'oncle Antoine.

M. Berluret tenait le volant.
Ils traversèrent d'abord le vieux port.
Les enfants s'extasièrent devant les nombreuses barques de pêche aux voiles multicolores.
- Comme c'est joli, dit Jojo.
- Ce sont ces bateaux, expliqua l'oncle, qui vont pêcher en mer les sardines que je mets dans mes boîtes.
- Nous irons à la pêche, nous aussi, mon oncle ?
- Certainement.
L'auto stoppa devant la plage. Jojo, René et Lulu sautèrent sur le sol et poussèrent des cris d'admiration en apercevant l'Océan Atlantique qui s'étendait à perte de vue...

Sur la plage, il y avait déjà de nombreux baigneurs, malgré l'heure matinale.
- Oh ! dit Jojo, je voudrais bien me déchausser et prendre un bain de pieds dans la mer.
- Moi aussi, dit René, ce doit être bien amusant.
- Moi aussi, dit à son tour Lulu, mais vous êtes sûrs que les crabes ou les poissons ne nous mangeront pas les doigts ?
Jojo et René considérèrent Lulu d'un air goguenard :
- A ta place, moi, j'aurais aussi peur des requins !
- Oh ! ne vous moquez pas de moi, je sais bien que les requins ne viennent pas jusqu'ici, mais les crabes...
- Eh bien ! assieds-toi sur le sable, tu nous regarderas... Vous permettez, mon oncle ?
- Moi, je veux bien, j'ai une course urgente, je vais la faire et je reviendrai vous chercher dans une demi-heure...
Jojo et René se déchaussèrent et retirèrent leurs chaussettes. Puis ils posèrent chaussettes et souliers sur le sable. Lulu avait bien envie de les imiter, mais la crainte des crabes l'en empêcha et il s'assit sur un gros galet.
Jojo et René, pieds nus, entrèrent dans l'eau.
- Oh ! comme c'est froid !
- Le soleil n'est pas encore bien fort, c'est pour cela.
Ils prirent un plaisir intense à patauger dans l'eau et à recevoir les vagues sur les mollets.
C'était la marée montante...
Tout à coup, Lulu, sans bouger de son galet, poussa un grand cri :
- Jojo !.. René !...
Ceux-ci se retournèrent.
- Qu'y a-t-il ?
- Vos chaussures !
Les deux gamins cherchèrent leurs chaussures des yeux... Elles avaient disparu.
- Ah ça ! où sont-elles ?
- Ah ! mon Dieu ! les voilà là-bas. La mer en montant les a emportées avec nos chaussettes.
- Rien à faire pour les avoir, elles voguent vers le large.
Les deux enfants étaient décontenancés.
- Mes souliers étaient tout neufs ! se lamenta René.
- Les miens aussi et les chaussettes ont été achetées avant-hier aux Nouvelles Galeries de Rigodon.
A ce moment l'oncle Antoine parut
- Hé ! les enfants, appela-t-il, il est l'heure de rentrer à la maison. Voilà bientôt midi. On nous attend pour le déjeuner.
Jojo et René, très ennuyés, durent avouer au brave homme l'accident qui leur était arrivé.
- Nous n'avons plus ni souliers ni chaussettes !
Le bonhomme éclata de rire.
- Eh bien ! vous arriverez nu-pieds, voilà tout, ce n'est pas un malheur.
N'empêche que Jojo et René furent tout honteux de montrer leurs pieds nus à la tante Ursule et à sa bonne Rosalie.

Ce n'est tout de même pas une tenue correcte lorsqu'on est reçu pour la première fois dans une maison.
Seul, Lulu souriait, très amusé:
- Vous voyez bien qu'il y a des crabes sur la plage, dit-il, ce sont sûrement eux qui ont emporté vos souliers.
Mais ni René, ni Jojo ne répondit. Ils étaient trop vexés de leur aventure.

***

Aujourd'hui, les trois amis ont trouvé un jeu très amusant. A l'extrémité de la plage de Filochon il y a de nombreux rochers dont quelques-uns sont assez élevés.
Or il en est un qui a deux mètres de hauteur et dont un des côtés est facilement accessible, tandis que l'autre descend à pic sur le sable.

Jojo, qui a toujours, selon lui, de bonnes idées, a imaginé d'organiser un concours de saut sur le sable.
Il s'agit de s'élancer du rocher sur le sable et de retomber sur ses jambes. Cela fait une chute de deux mètres, mais le sable amortit le choc. Tous trois grimpent sur le rocher et sautent à la fois. Celui qui perd l'équilibre en tombant est considéré comme perdant. Naturellement Jojo et René se retrouvent toujours sur leurs jambes cependant que Lulu tombe à chaque fois sur le derrière.
Comme il ne se fait pas mal, cela lui est égal.
Une fois qu'ils ont sauté, les enfants font le tour du rocher et regrimpent dessus.
Or,à un certain moment, tandis qu'ils faisaient le tour du rocher pour remonter, trois grosses dames qui se promenaient eurent la malencontreuse idée de s'asseoir au pied du rocher pour se reposer et ouvrirent leurs ombrelles.
Les trois enfants qui, pour ne pas être impressionnés par les deux mètres de hauteur, regardaient le ciel en sautant, ne les virent pas et s'élançèrent tous les trois ensemble.
Ah ! mes amis, ce fut un beau méli-mélo : ils tombèrent chacun sur une ombrelle... Les ombrelles, naturellement. ne résistèrent pas, et les trois sportifs churent sur la tête des trois gosses dames qui crurent leur dernière heure venue et se mirent à pousser des cris d'orfraie.
Jojo, René et Lulu, ahuris, se relevèrent tant bien que mal et se confondirent en excuses. Mais les trois dames ne l'entendirent pas de cette façon...

et le soir, M. Berluret eut à rembourser les trois ombrelles endommagées. Inutile de vous dire que cette aventure n'eut pas le don de lui plaire et qu'il fit une vilaine grimace en tirant les billets de banque de son portefeuille.

***

Jojo. René et Lulu se sont levés de bonne heure, ce matin. C'est qu'ils vont faire une promenade en mer sur la barque du père Mathurin, le vieux pêcheur de sardines.

Ils ont revêtu des sûroits de caoutchouc et se sont coiffés de bérets marin.
- Hein! dit Jojo, nos camarades de Rigodon en seront malades de jalousie lorsque nous leur raconterons la belle promenade en mer que nous aurons faites.
- Bien sûr ! dit René, c'est qu'il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir dire qu'on est allé à la pêche aux sardines.
Ils arrivent dans le vieux port où la barque du père Mathurin est amarrée.
- Surtout, mes enfants, dit le vieux marin, il faudra être bien sages et ne pas commettre d'imprudence, un accident est si vite arrivé.
- Soyez tranquille, père Mathurin, je suis persuadé que nous avons le pied marin, tout au moins René et moi, car Lulu, lui, n'est jamais comme les autres.
- Mais si, j'ai le pied marin, proteste Lulu.
- Qu'en sais-tu ?
- Un jour, à Paris, j'ai fait un voyage en bateau-mouche sur la Seine, du pont de Bercy au pont de la Concorde. Eh bien ! je n'ai pas été malade.
Le père Mathurin cligne de l'oeil et rit dans sa barbe:
- Quand nous serons au large, on verra bien, mes enfants.
Le navire sort du vieux port, passe entre les jetées et pointe vers la pleine mer.
- Que se passe-t-il donc ? demande le vieux marin, on dirait que ça ne va pas très bien.
Oh !mais si, oh mais si ! répond Jojo, mentant effrontément, car, en réalité, il a le coeur tout chaviré.
Leur malaise augmente au fur et à mesure qu'ils avancent vers le large. Bientôt ils sont malades comme des chiens, tous les trois.
- Père Mathurin, supplie Jojo, ne pouvez-vous pas nous ramener à terre ? Cela ne va pas du tout. Ce n'est pas que j'aie le mal de mer, mais j'ai dû boire trop de café au lait ce matin, il m'est resté sur l'estomac.
- Impossible, mille regrets, mes enfants, mais ce n'est pas une promenade d'agrément que nous faisons. Nous allons pêcher la sardine, nous ne rentrerons pas avant d'avoir terminé.
- Oh ! si, monsieur, implore Lulu, rentrez, je suis très malade.
Le père Mathurin lève les bras au ciel
- Eh ! ben ! en voilà des marins d'eau douve !Jamis la mer n'a été aussi calme. Qu'est-ce que ça serait si elle était démontée. René voudrait bien revenir au vieux port lui aussi:
- Je vous en prie, monsieur Mathurin, faites demi-tour...
-- Mais je ne peux pas, la mer est basse à présent, il n'y a plus d'eau dans le port, comment voulez-vous que nous rentrions ?
Les trois gamins, très malades, durent s'étendre à l'intérieur de la barque, et ne se rendirent même pas compte de la façon dont le père Mathurin avait pêché des sardines.
Leur malaise cessa quand ils mirent pied à terre et racontèrent leurs exploits à leur oncle.
- Moi, disait Jojo, je n'ai pas été incommodé une seconde. Et c'est bien grâce à moi que le père Mathurin a pêché autant de sardines.

- Et moi, affirma René, durant tout le voyage, j'ai tenu la barre du gouvernail.
L'oncle Antoine souriait d'un air sceptique.
- Et toi, Lulu, comment t'es-tu comporté ?
- Oh ! répondit l'enfant, j'ai aidé le père Mathurin à ramer.
M. Berluret posa sa main sur l'épaule de son neveu :
- Mon enfant, le père Mathurin m'a mis au courant. je sais que vous avez été continuellement malades, du début du voyage jusqu'à la fin.
- Alors, reprit le brave homme, pourquoi prendre des airs de héros et raconter des choses qui ne sont pas ?
Les trois gamins baissèrent la tête.
A leur retour à Rigodon, ils se gardèrent bien de raconter leur promenade en mer.

Imp , Du Petit Journal , Paris
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