Le Président Carnot

Nos lecteurs connaissent dans ses moindres détails l'épouvantable crime de Lyon. On leur dit aussi combien avait été pure, digne et laborieuse la carrière du bon citoyen qui n'est plus. Nous n'y reviendrons pas ; c'est un hommage suprême que nous voulons adresser seulement au président Carnot. La nouvelle de son effroyable mort a plongé la France dans une réelle stupeur. Dans le peuple, des hommes qui ne l'avaient peut-être jamais vu pleuraient de véritables larmes. Les nations étrangères, et tout d'abord celles qui sont nos ennemies, nous ont prodigué de retentissantes et touchantes marques de sympathie. La douleur a été unanime, et je ne sais si jamais malheur public ou privé provoqua de telles manifestations. Nul n'en était plus digne que le président Carnot. Nous ne sommes plus aux temps héroïques où l'on était proclamé le chevalier sans peur et sans reproche ; les vertus civiques trouvent plus fréquemment leur emploi aujourd'hui, et le président assassiné les posséda au plus haut degré. Son intégrité absolue, son patriotisme incontestable, la dignité de sa vie au-dessus de toute atteinte ; quant au dévouement à sa mission, il en a été la cruelle victime. Il représenta remarquablement la France dans deux circonstances mémorables : d'abord pendant l'Exposition de 1889, qui couronna notre relèvement matériel, puis pendant les négociations de l'entente russe qui acheva notre relèvement moral. C'est là ce que la France n'oubliera jamais ; c'est pourquoi aussi, peut-être, malgré la haine folle et sauvage de quelques-uns, ce ne fut pas un Français qui accepta de le mettre à mort; on chargea de l'infâme besogne un Italien. Les sans-patrie un instant se ressouvinrent, je veux l'espérer. La Patrie a fait au grand et doux martyr de splendides funérailles officiels, mais sa véritable tombe est au fond de nos coeurs à tous et son souvenir vénéré ne s'y effacera jamais. Nul ne fut meilleur que lui, l'affection émouvante de ceux qui l'entouraient le prouve. Quand le docteur Poncet lui dit que ses amis étaient là, un pâle sourire se dessina sur ses lèvres, il s'en déclara très heureux, et ce furent ses dernières paroles. Il s'endormit dans la mort. Le 27 juin 1848, lorsque la guerre civile hurlait dans le sifflement de la mitraille à Paris, l'archevêque, Mgr Affre, marcha droit vers les barricades, le crucifix en main ; il allait prêcher la paix à ceux qui s'entr'égorgeaient ; une balle troua son coeur, mais il n'y eut plus d'autres. La sainte victime avait par son sacrifice terminé la lutte fratricide. En sera-t-il de même cette fois ? le noble martyr que nous pleurons aura-t-il éteint les haines avec son sang ? Que Dieu le fasse, c'est certainement la prière suprême que lui aura adressée le bon patriote, l'honnête citoyen, l'homme excellent et doux qui fut le président Carnot.

La rédaction du supplément illustré

Le Petit Journal du 2 Juillet 1894