Concours du " Petit Journal "

Les voitures sans chevaux

Le Petit Journal a encore une fois le droit de s' enorgueillir ; si le mot n' était un peu usé pour avoir trop souvent servi, on pourrait l' appeler le Pionnier du progrès. Mais peu importe le mot quand la chose est considérable. Un immense progrès vient de s' accomplir et l' honneur en revient au Petit Journal . Depuis longtemps, on s' occupait de remplacer, pour la traction, les chevaux qui coûtent cher à acheter et à nourrir, qui s' enrhument, glissent et s' emballent, dont les forces ont une limite ; déjà l' on avait trouvé.... les locomotives, les machines routières et aussi les tramways à traction mécanique. Avouons en passant que sur ce point comme sur probablement d' autres nous sommes joliment en retard. C' est à peine si dans Paris, - et il n' y a pas longtemps encore, - circulent quelques rares tramways électriques ; or, voilà pas mal d' années que j 'ai vu pour la première fois dans la jolie ville de Berne de charmants omnibus à air comprimé, qui conduisent sans secousse, sans bruit, sans accident de la gare à la fosse où s' ébattent les ours exquis dont j' ai gardé un inoubliable souvenir. Chez nous on prétendit longtemps les voitures à traction mécanique absolument impossibles sous prétexte que les chevaux s' emballaient en voyant des voitures cheminer sans être traînées par des individus de leur espèce. Un humoriste proposa d' atteler alors aux nouveaux véhicules des chevaux empaillés pour ménager la susceptibilité des autres. Le remède n' était point plus ridicule que le prétendu mal. En dépit de la crainte de froisser les chevaux on continua les études ; mais les efforts étaient isolés par conséquent infructueux jusqu'au jour où le Petit Journal eut l' idée de réunir tous les inventeurs, de leur fournir le moyen de se comparer entre eux afin que tous profitassent des résultats acquis par chacun. Le succès a été immense. Je ne reviendrai pas sur les détails ; avec une grande compétence, Jean sans Terre les a donnés dans le Petit Journal. Vous savez la condition imposée à la voiture : être sans danger, facilement maniable pour les voyageurs et ne pas coûter trop cher sur la route. Le prix de 5,000 francs donné par le Petit Journal a été partagé entre MM. Panhard et Levassor d'une part, les fils de Peugeot frères, de l' autre. D' autres récompenses de 2,000, 1,500, 1,000, 500 francs, ont été données par M. Marinoni qui, en sa qualité de grand inventeur, s' intéresse généreusement aux nouvelles inventions. Et la morale de tout cela c' est que dans quelque temps nous aurons tous notre voiture mécanique pour nous promener et faire nos courses ou nos voyages ; les modèles proposés coûtent encore relativement cher, mais on arrivera à les exécuter à infiniment moins de frais. Les chevaux seront vexés, mais s' ils ne sont pas contents on en fera du boeuf à la mode.

Le Petit Journal du 6 Août 1894