Événements du Transvaal

MORT DU GÉNÉRAL BOER VILJOEN
Il est toujours très difficile de se procurer d'exactes nouvelles du Transvaal, les Anglais ayant établi une censure très rigoureuse et ne nous laissant parvenir que des renseignements modifiés. On doit se résoudre à lire, comme on dit, entre les lignes, à deviner ce qu'on ne nous révèle pas. Dès les premiers jours, les Anglais nous paraissent avoir exagéré des succès sans grande importance ; il est certain que la première bataille de Glencoe aurait eu des résultats beaucoup plus importants pour eux si elle avait été la grande victoire annoncée par leurs journaux. Les Boers semblent, sans rencontrer infranchissables difficultés, poursuivre leur marche à travers la Natalie ; leur objectif doit être Durban (Port-Natal) par où les Anglais s'approvisionnent. Par malheur, ils ont éprouvé déjà des pertes sensibles à la bataille d'Elands Laagte : le général Kok, grièvement blessé, a été fait prisonnier. Le général Viljoen a été tué. C'était un très remarquable homme de guerre ; il avait une connaissance minutieuse du territoire où il opérait, et d'extraordinaires qualités d'organisateur.
Sa mort est donc un grand malheur pour la cause de l'indépendance transvaalienne, mais elle ne découragera point les Boers ; elle augmentera, au contraire, leur vaillance du désir de venger leur général.

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La Semaine

La triste guerre des Anglais contre les Boers s'accomplit dans des conditions sans précédent, absolument inédites. C'est une guerre à huis clos. Elle aura sans doute, elle a eu déjà dès épisodes honorables au point de vue militaire, et des deux parts on y fait preuve de bravoure. Mais, d'un côté, de celui du plus fort, cette bravoure est au service d'une cause mauvaise, injuste et déshonnête et la guerre de M. Chamberlain est une de ces vilaines choses dont il est permis de dire qu'il leur sied d'avoir l'occulte mise en scène des guet-apens et des assassinats. Le théâtre d'une lutte sanglante entre belligérants avait été jusqu'à ce jour à ciel ouvert, visible à tous et les autres nations peuvent être juges des coups. La guerre du Transvaal leur reste invisible et rien ne leur en est connu que ce que les Anglais, les Anglais seuls en veulent dire au reste du monde. Cela est sans exemple, absolument, dans l'histoire. Les deux républiques boers du Transvaal et d'Orange sont entourées des possessions britanniques de l'Afrique australe de tous les côtés, sauf de celui qui confine à la colonie portugaise de Mozambique. Là se trouve le débouché maritime des Boers, par l'intermédiaire de la ligne ferrée qui relie Prétoria, capitale du Transvaal, au port de Lourenço-Marquez, sur la baie Delagoa. De Lourenço-Marquez part un câble sous-marin par lequel le gouvernement du président Krüger est libre de faire partir des dépêches, et c'est la seule communication télégraphique qui soit à sa disposition. Mais ces dépêches peuvent partir; elles n'arriveront pas. Le câble, en effet, aboutit à un premier relais anglais, celui d'Aden, où des censeurs britanniques ont mission de les cueillir au passage pour leur faire un sort.. . La vérité peut attendre : on la saura toujours assez et peut-être probablement même apparaîtra-t-elle, à cette heure tardive, horrible et magnifique tout à la fois, flétrissante pour les uns, éternellement glorieuse pour les autres. Pour le moment, les vaillants défenseurs de la patrie transvaalienne peuvent provisoirement dire avec le Cid de Corneille

0 combien d'actions, combien d'exploits célèbres

Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,

Où chacun seul témoin des grands coups qu'il portait

Ne pouvait discerner où le sort inclinait!

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Le nom du général Joubert, qui commande en chef les forces militaires du Transvaal, indique son origine française.
Il est le descendant d'une famille protestante qui habitait les environs de Blois et qui, avec tant d'autres, alla se réfugier en Hollande au moment de la révocation de l'Edit de Nantes, il y a un peu plus de deux siècles. Lorsque ces émigrés français arrivèrent dans les Pays-Bas, beaucoup de Hollandais émigraient aussi, les uns pour aller créer la Guyane hollandaise dont la fortune coloniale devait être si complète, les autres pour aller développer leurs possessions de l'Afrique australe. Un certain nombre de nos compatriotes se joignirent à eux. On rencontre à chaque pas leurs descendants parmi les Boers. C'est en 1688 que les premiers de ces ancêtres arrivèrent au cap de Bonne-Espérance, alors possession hollandaise, confisqué depuis par les Anglais. Nos compatriotes ne pouvaient délaisser le souvenir de la patrie, - moins rancuneux en cela que leurs coreligionnaires émigrés en Allemagne, lesquels sont devenus plus Allemands que les Allemands, ils donnèrent à une des plus riantes vallées du pays le nom de « Vallée de France », et à plusieurs districts des dénominations rappelant les provinces natales de la terre française Champagne, Berry, Saintonge. En même temps, ils reprenaient les cultures françaises et plantaient leurs belles vignes, filles de celles de la Bourgogne et de la Provence. Une famille Desmarets créa au Cap ce vignoble de « Constance » dont la réputation est restée si fameuse. Aux côtés du général en chef Joubert, faisant partie de son état-major, figurent des officiers qui portent les noms de Duplessis, Dutoit, Parmentier, Lesueur, Leroux, Hugo. Ceux-là aussi sont d'origine française. Le grand-père du capitaine Hugo, un vrai patriarche, est mort, il y a deux ans, laissant 262 descendants, dont 231 sont vivants. Les Duplessis, les Leroux, les: Parmentier prirent part, en 1881, le 27 février, au combat de Majouba-Hill, où les troupes de Sa Majesté britannique furent si complètement défaites que le gouvernement anglais s'empressa de demander la paix à ces «paysans» (le nom de Boers n'a pas d'autre signification). Ces paysans entendent rester libres sur le sol qu'ils fécondèrent de leurs sueurs séculaires et qu'ils ont déjà arrosé de leur sang généreux. Puisse la Justice Immanente qui régit les choses d'ici-bas favoriser leur héroïsme servant la plus légitime, la plus sacrée des causes. S'ils devaient y succomber, de leurs os, certainement, surgirait un vengeur.

Le Petit Journal illustré du 5 Novembre 1899