Qui donc affirmait que notre époque était stupidement prosaïque et que les traditions de galante et souriante élégance du XVIII e siècle, au joli souvenir fleuri et parfumé de légende, étaient perdues. Que lui faut-il de plus à ce détracteur que l'enlèvement si moderne, accompli à Paris, en plein jour, dans l'avenue de Villars, derrière le palais des Invalides ? Comme il faut tenir compte du progrès, la chaise de poste classique a été remplacée, cette fois , par une élégante automobile forme tonneau et peinte en rouge. Couverts de peau de bête, masqués de lunettes noires, les amoureux ont disparu. L'enlèvement s'est modernisé. A part cela, le programme des enlèvements de jadis fut suivi de point en point. Une jeune et très élégante fille, appartenant à une très honorable famille parisienne, Mlle Cordélia Le Play, sortait d'un cours, accompagnée de son institutrice et d'une amie quand, dans l'avenue de villars, un jeune homme de trente-deux ans, grand et solidement musclé, se précipita sur elle, enleva soudainement dans ses bras et la porta dans une automobile tonneau, placée le long du trottoir et qui s'éloigna aussitôt à toute vitesse vers une destination inconnue. En vain, ses compagnes affolées tentèrent-elles de la retenir, leurs efforts furent paralysés par deux messieurs qui se trouvaient là pour prêter main-forte au ravisseur : l'un d'eux est le fils d'un ancien ministre. Le ravisseur est un jeune médecin, le docteur Marcile ; âgé de trente-deux ans. Sa fortune est plus qu'honorable, et ses professeurs, comme ses amis, s'accordent à le déclarer très habile praticien, très intelligent et travailleur : tous lui prédisent un brillant avenir. Lié depuis quelque années avec un des frères de Mlle Le Play, il ne tarda pas à s'éprendre d'elle, et il fit demander sa main par sa mère. On ne lui défendit point d'espérer, mais, fort sagement, et en père prudent et soucieux de l'avenir de son enfant, M . Le Pay ajourna la conclusion du mariage jusqu'au moment où il serait nommé chirurgien des hôpitaux. M . Marcile travailla avec acharnement et il allait obtenir la situation exigée, lorsque tout à coup, raconte-t-on, M. Le Play lui retira définitivement sa parole. Il avait sans doute ses raisons. C'est alors qu'exaspéré par ce refus le jeune homme eut recours à ce moyen romanesque et d'un autre âge. Les malheureux parents sont dans un désespoir bien compréhensible.
Le Petit Journal du 21 Décembre 1902