La haute pègre

 

Arrivée de la famille Humbert a Paris

Tout le monde sait, même sans avoir appris l'argot, ce que la pègre. C'est l'armée du vol et de l'escroquerie. Certains font dériver le mot pègre du latin piger, paresseux. C'est vrai peut-être, quoique certains chevaliers de la pègre ne boudent guère à la peine lorsqu'il s'agit d'échafauder leurs mauvais coups. Il y a la haute et la basse pègre. De la haute font partie des gens comme le Humbert-Daurignac, qui spéculèrent sur des millions, recevant dans leurs salons, dans leurs châteaux les plus hauts magistrats qui s'inclinaient sur leur passage et qui ne leur refusaient jamais les témoignages de leur dévotion, hébergeant les personnages les plus considérables du gouvernement qui les couvraient de leur prestige, semant l'or à flots, éblouissant les naïfs, enrichissant les aigrefins. Ceux-là, on les arrête... quand on ne peut plus faire autrement, et c'est en sleeping-car, et avec toutes sortes d'égards, qu'on les mène en prison. Mais leur captivité n'est pas bien dure et on trouve toujours quelque artifice de procédure pour les faire juger, sans trop de bruit, par des juges complaisants : leur condamnation ne leur pèse pas trop. Mille égards sont réservés à la haute pègre. L'on sait comment les escrocs de la caverne des valeurs de l'avenue de la Grande-Armée furent arrêtés. Ce ne fut point un fonctionnaire de la préfecture de police qui fut envoyé à Madrid, mais un personnage politique, presque un ambassadeur, M. Hennion, commissaire spécial de la sûreté générale. Les formalités d'extradition ne furent pas longues. Les policiers de l'Espagne accompagnèrent galamment à la gare la belle-fille de l'ancien garde des sceaux, successeur de d'Argenson et prédécesseur de M. Monis ; le gouverneur civil de Madrid et un grand nombre de personnalités espagnoles et de la colonie française escortèrent cette illustre famille jusqu'à leur confortable wagon-lit qui les ramena à ce peuple français qu'ils ont si bien exploité pendant vingt ans sous l'oeil complaisant des autorités complices. Un médecin et un infirmier furent attachés à leurs personnes pendant tout le voyage : ils eurent de chaudes bouillottes, de bons cigares, des bouillons réconfortants. A Bayonne, les sifflets et les cris de colère retentirent assez nombreux pour que Thérèse Humbert s'écria : - Les imbéciles ! Renseignement pris, cette hostilité ne s'adressait pas aux escrocs, mais bien à la police qui faisait si luxueusement voyager ces chevaliers de la haute pègre, alors que ceux da la basse, moins protégés, s'en vont simplement à pied entre deux gendarmes ou voyageant en wagon cellulaire. Aussi comme l'on comprend l'amertume de la grande Thérèse quand elle parle de " tous ces gens qui se sont somptueusement gobergés chez elle " et qui, après avoir enrayé sa fortune, l'ont forcée à fuir et qui l'arrêtent maintenant après neuf mois de tranquillité au pays des gitanes ! Comme l'on comprend sa mélancolie quand elle s'écrie : " Je suis la plus grande volée du siècle ! " On a abusé da sa confiance, on l'a trompée, ce n'est pas douteux. Mais qu'elle se rassure, qu'elle ne se décourage pas surtout. Elle l'a remarqué à la façon dont on la traite, elle peut encore dicter ses conditions. Quand on n'a rien à redouter des gens, on ne se donne pas tant de mal pour les faire taire.

Le Petit Journal du 11 Janvier 1903