La basse pègre

 

Mariage du Chef des apaches

On ne parle dans les chroniques mondaines que du retentissant mariage du chef des Apaches, Leca, avec Mlle Van Maël. Ce fut une cérémonie patriarcale, édifiante autant que peu banale dans sa simplicité. Certes, il est bien peu intéressant, cet Apache de marque, que la cour d'assises a condamné aux travaux forcés pour coups de revolver et de couteau parfois excessifs. Mais enfin cet ami de la célèbre Casque d'Or n'a exercé ses méfaits que dans un cercle très restreint ; il n'a jamais ruiné personne, et ses escroqueries se bornent à quelque porte-monaies, à quelque pantalon à pied d'éléphant, à deux ou trois casquettes à ponts. Aucun banquier ne s'est suicidé ; aucun membre de la cour de cassation et du conseil supérieur de la Légion d'honneur n'ont été obligés de démissionner à cause de lui. Il est de la basse pègre, celui-là. L'ancien chef vénéré des Apaches a été incarcéré dans la prison de Fresnes, en attendant son prochain départ pour les travaux forcés. C'est là que se présentait l'autre jour une pauvre fille, qui eut un beau geste. Mlle Van Maël demandait l'autorisation d'épouser Leca, sachant bien que la loi ne permettait pas que son mariage devînt effectif avant cinq ans. On lui accorda ce qu'elle demandait, et Leca fut transporté à la mairie en voiture cellulaire, les menottes aux poignets ; l'union fut célébrée dansz la plus stricte intimité, et ce fut une cérémonie peu banale. On n'enleva les menottes au jeune marié qu'au moment de commencer la célébration civile du mariage, parce que le Code l'exige. La cérémonie achevée, on les lui remit : puis on le réintégra dans sa cellule nuptiale pour embrasser sa nouvelle épouse et sa pauvre mère en larmes. Et ce fut ainsi que, pour la première fois, Leca entendit invoquer " le nom de la Loi ", de cette même loi qu'il avait si souvent violée avec ses charmants petits camarades des " fortifs " et des boulevards extérieurs. Il faut bien convenir que cela manquait d'intimité et que comme voyage de noce ce fut maigre.

Le Petit Journal du 11 Janvier 1903