Le "Durkar " de Delhi

 

 

Il faut relire les merveilleuses descriptions de Mille et une nuits pour se faire une idée de l' assemblée solennelle des Indiens ( dite Durbar ) fêtant, à leur tour, le couronnement d'Edouard VII , roi de Grande Bretagne et d' Irlande, empereur des Indes. Lorsque le duc et la duchesse de Connaught, venus d' Europe exprès pour présider la cérémonie avec lord Curzon, vice-roi des Indes, et Lady Curzon, firent leur entrée dans la ville sainte, dans cette Delhi qu' on a surnommée la " porte de l' Asie ", cinquante rajahs, dont les états sont grands comme deux ou trois fois la France, les attendaient sur la vieille terre de l' Inde, dans la capitale antique et sacrée des Grands Mogols : des centaines de rajahs de moindre importance faisaient escorte à ces puissants seigneurs. Cent mille tentes étaient dressées sous les murs de la cité séculaire, dans la plaine immense qui part de la porte de Kashmir pour aller mourir à l' horizon, dans cette plaine qui vit les rouges tragédies de la mutinerie de 1857 et qui connut l' apothéose éblouissante de 1877, quand Victoria fut proclamée impératrice des Indes. Elles abritaient trois cent mille hommes aux costumes variés à l' infini, de toutes races, de toutes religions et de toutes langues, qui étaient accourus de tous les confins de l' empire de Indes, depuis les cimes neigeuses de l' Himalaya jusqu' aux plaines brûlées de Comorin, où nulle fleur même sauvage ne pousse, pour assister à l' avènement d'Edouard VII, empereur des Indes. Ruisselants de pierreries étincelantes, les souverains de l' Indes anglaise étaient montés sur des éléphants colossaux qu' on eut pris pour de gigantesques pièces d' orfèvrerie, tant ils étaient richement parés. Leurs défenses étaient cerclées d' or émaillé ; à leur front étincelaient des milles feux des gemmes, d' immenses plaques d' or et d' argent ciselées ; de longues queues blanches, des chaînes de métal et des étoffes précieuses tombaient de leur dos jusqu' à terre sur de splendides housses de soie brochée. Par-dessus tout, un trône d' or ou d' argent, nommé howdah,où le rajah se tenait assis. Pour le prince héritier de la couronne et pour le vice-roi, on avait réservé deux bêtes énorme, célèbres dans toute l' Inde: Luchman Prosad, qui appartient au rajah de Benarès, et Mula Bux, propriété du rajah de Djaïpour. Quand les deux colosses apparurent, sur un signe des hérauts d' armes empanachés, tous les éléphants, rangés sur deux lignes immenses, tombèrent à genoux, d' un seul coup. Et quand le prince et lord Curzon passèrent au milieu de cette allée triomphale, tous les éléphants se relevèrent ensemble et rejetèrent leurs trompes en l' air en barrissant, et ce qui est leur manière de saluer. Puis la double muraille portant les maîtres de l' Inde se referma, s' ébranla, et ce fut un défilé comme on n' en vit point depuis le temps du Grand Mogol.

Le Petit Journal du 18 Janvier 1903