C' est la première fois qu' un secrétaire
des colonies britanniques fait le tour de l' Empire, aussi la curiosité
universelle est-elle vivement excitée. Chacun se demande quelle utilité
pourra avoir le lointain déplacement de l' illustre créateur
du néo-radicalisme impérialiste et conservateur : le calme moral,
point de départ indispensable de la prospérité matérielle,
reviendra-t-il dans ces régions que la cupidité anglaise a arrosée
de torrents de sang ? la situation s' améliorera-t-elle ? Le député
de Birmingham, jaloux des somptueuses manifestations qui se sont déroulées
dans l' Inde autour de lord Curzon, s' efforce de donner à sa tournée
à travers les territoires nouvellement conquis, l' allure d' une tournée
triomphale, presque royale : il sait quel prestige les pompes officielles
donnent à un homme politique. Il prolonge son « Durbar ».
La colonie du Natal, où il a débarqué, lui offre des
banquets, des fleurs, des adresses. A chaque station, M. Chamberlain porte
des toasts ; il écoute complaisamment les louanges de ses amis; il
prononce des discours-programmes, au lieu de prendre un repos bien gagné.
Il ferme les yeux pour ne pas se rendre compte du grand malaise de la situation
présente. L' illustre« globe trotter » ne manque pas d'
aller visiter les champs de batailles. Il tient à voir les emplacements
où les armées régulières de la Grande-Bretagne,
soutenues par un formidable attirail de guerre, combattirent, pendant trois
ans, à raison de 20 contre 1, et furent tenues en échec par
une poignée de paysans héroïques, sans discipline, sans
armements, ayant à leur tête des chefs admirables, improvisés
au cours de la guerre et sans éducation militaire. Les Anglais n' ont
pas encore eut le temps d' oublier Spion-Kop, Colenso, Dundee, Elandslaagte,
Reisfontein, Belmont, Graaspan, Stormberg, blaggersfontein, Tweefontein, WaalKrantz,
Colesberg, Bensburg, Tabanchu, etc.. A l' aspect de ces champs de désolation,
où le sang coula à flots, son visage impassible ne tressaille
pas. « Il semble, a dit un témoin, avoir oublié. »
Toujours correct et calme, au moins en apparence, M. Chamberlain voit ces
campagnes jadis florissantes, il contemple ces champs de batailles où
les combattants des deux nations dorment, par centaines, leur dernier sommeil
dans des tranchées creusées à la hâte; ces camps
de concentration où la férocité de sa race, au mépris
du droit des gens, a laissé pourrir de misère pendant des mois
et des mois, volontairement, dans un criminel abandon, des blessés
héroïques, des vieillards trop débiles pour avoir pu prendre
les armes contre l' envahisseur, de pauvres femmes sans défense, des
mères épuisées avec leurs enfants. Et tous ces êtres
sans défense périrent par milliers jusqu'au jour où cette
guerre horrible enfin cessa. A quoi songe M. Chamberlain, auteur responsable
de tous ces maux, de tous ces crimes? Peut-être voit-il, alors les spectres
des mal-heureuses victimes de la cupidité et de la mauvaise foi britanniques
se levant de leurs tombeaux, dans un mouvement unanime de haine : vision atroce,
effroyable souvenir des crimes sans nombre commis pendant trois ans afin de
satisfaire aux exigences des brasseurs d' affaires du Stock-Exchange...pour
la conquête des champs d' or?
Le Petit Journal du 25Janvier 1903