A l' asile de nuit

 

Sans avoir été très rigoureux, l' hiver de 1902-1903 a eu quelques froides semaines pendant lesquelles les déshérités de la vie ont beaucoup souffert de la température. Pendant le jour ça va encore : ils vont se chauffer dans ces asiles de jour que sont nos musées nationaux : le Louvre, Cluny, Carnavalet, le Palais des Beaux-Arts de la ville, Saint-Germain, Versailles, les recueillent dans les salles chauffées ; ce qui, entre parenthèse, étonne et scandalise les étrangers. Un doux rayon de soleil brille parfois qui, momentanément, réchauffe les membres glacés et sèche les haillons. Et puis, de voir les gens s' agiter autour de soi ça distrait un peu de la misère. Mais la nuit!... Oh ! la nuit, l' obscurité ! quand la température s' abaisse, quand tout est sombre, quand tout est noir.. Si encore on avait mangé, l' estomac répandrait un peu de chaleur dans les veines, mais quand, par surcroît, la privation de nourriture glace le sang, c' est alors véritablement la fin de tout. Ce serait plutôt la fin de tout si des âmes charitables ne veillaient. Et elles sont très nombreuses dans notre bon et généreux pays, les personnes compatissantes, qui estiment qu' il faut venir au secours, dans toute la mesure du possible, des pauvres gens. C' est pourquoi l' institution des refuges et oeuvre de l' hospitalité de nuit sont bonnes, sont excellentes. Certes, ces philantropiques institutions ne prétendent pas recueillir tous ceux qui souffrent. Il leur faudrait des millions ! et leur budget qu' alimente le plus souvent la charité est très limité. Le coeur de leurs directeurs saigne souvent de fermer les portes des asiles, alors que des malheureux sans domicile viennent frapper à la porte hospitalière et qu' il faut leur dire que tout est plein, qu' il n' y a plus de place, qu' il doivent chercher ailleurs. A ceux qui ont la chance de pouvoir être recueillis, l' Hospitalité de nuit offre un gîte propre, bien chauffé, avec une nourriture chaude et réconfortante. Pendant le mois de Décembre dernier, 1,638 personnes n' ayant ni gîte ni pain sont venues s' échouer au seul refuge du quai de Valny. Sur ce nombre, les deux tiers proviennent des départements et d' ailleurs la plupart des nations européennes sont représentées dans cette figuration de la misère : 2 Turcs, 3 Espagnols, 14 Italiens, 35 Belges, etc. Les Allemands y tiennent la tête avec 54 postulants. Le bilan est encore plus divers au point de vue des professions : les boulangers y voisinent avec les batteurs d' or, les emballeurs avec les clercs d' huissier. On trouve, en Décembre, 4 artiste dramatique, 5 graveurs et ciseleurs et 51 peintres. Pas moins. Ces derniers, sans doute, ne sont pas ceux qui exposent annuellement au Salon, mais cela ne diminue en rien la pitié attachée à leur sort. Après les soins de propreté indispensables, chaque pauvre hospitalisé est vêtu d' une bonne capote bleue, qui remplace momentanément ses haillons. il mange, puis il dort et il oublie un moment sa misère en rêvant, l' estomac bien garni et le corps au chaud, qu' il est plus fortuné.

Le Petit Journal du 15 Février 1903