Torpilleurs donnant la chasse aux marsouins

 

A plusieurs reprises déjà, Le Petit Journal a signalé aux pouvoir publics les ravages que causent les bandes de marsouins sur les côtes de la Méditerranée aussi bien que sur celles de l' Océan, et les perles très sensibles qu' elles font subir aux vaillantes populations de pêcheurs du littoral. Il est banal de répéter encore une fois qu' il n' est guère de population plus intéressante que celle des pêcheurs de nos côtes de France, que nulle existence matérielle n' est plus rude que la leur et que nulle patience n' est plus grande dans les calamités qui les assaillent. Nos pêcheurs acceptent l' existence qui leur est impartie, et lorsque, par hasard, ils élèvent la voix pour faire entendre une protestation ou une réclamation, il faut, soyez-en bien assuré,. qu' elle soit justifiée de tous points; il faut qu' il s' agisse d' un intérêt professionnel et national au premier chef. C' est précisément le cas qui nous occupe aujourd'hui ce cas est particulièrement intéressant, car il s' agit en somme de savoir si une partie de nos populations maritimes doit être condamnée à ne plus compter sur son travail pour vivre. Or, chacun le sait, la sardine déserte nos rivages. C 'est la disparition d' une industrie, c' est une véritable calamité pour notre pays. " Voilà cinq ans, dit une pétition adressée par les marins au préfet des Pyrénées-Orientales, que nous faisons tout notre possible pour nous maintenir ; mais cette année-ci tous nos efforts sont vains et si le gouvernement ne nous vient pas en aide, la corporation des pêcheurs est appelée à disparaître et avec elle la branche commerciale qui vit de son produit. " Chacun voit le danger et en constate les désastreux effets ; on cherche les remèdes.Or, nos pêcheurs connaissent la cause et le seul remède possible ; mais n' étant pas appelés à faire partie de doctes commissions, ils ne rédigent pas de volumineux rapports. Il serait bien trop simple de les consulter, de leur demander leur avis ; on préfère nommer des commissions de savants et de fonctionnaires qui rédigent des rapports que personne ne lit. D' après les hommes de la mer, une des causes principales de la disparition du poisson réside dans l' invasion incessante et qui va sans cesse se développant, de bandes considérables de marsouins qui éloignent, non seulement les bancs de sardines, d' anchois, de maquereaux, mais qui, aussi, détruisent les filets des pêcheurs qui sont forcés de faire de continuelles dépenses de réparations en face d' une pêche à peu près nulle. Or, le ravaudage de ces énorme filets, aux mailles serrées, est extrêmement onéreux. Quant à l' Administration de la marine, elle n' a rien trouvé de mieux jusqu' ici que de déclarer gravement que " les marsouins sont des animaux très rusés, qui flairent très vite les pièges qu' on leur tend ; qu' en outre, ils apparaissent subitement dans certains parages, et que pour pouvoir les détruire de façon sensible, il faudrait être sur place au moment où ils se présentent. " Comme ils sont très agiles et très méfiants, il est très difficiles de les approcher et de les détruire ... Jusqu' à présent, on n' a rien trouvé de pratique." C' est là une réponse dilatoire que nos pêcheurs, menacés d' une ruine complète, ne sauraient accepter bénévolement. L' Administration de la marine a la garde des intérêts de nos populations maritimes qui lui fournissent les matelots d' Etat et lui appartiennent pour toutes leur vie : elle l' oublie par trop facilement en la circonstance et il nous est pénible d' avoir à lui rappeler aujourd'hui. Il y a là pour elle un devoir de réciprocité auquel elle ne saurait en aucune façon se dérober. Cependant, à la suite des plaintes réitérées des prud'hommes de Collioure, l' Administration de la marine envoya, il y a quelque temps, des torpilleurs pour donner la chasse aux redoutables destructeurs. Les équipages tuèrent quelque marsouins à coups de fusil, de canons-revolvers : l ' exercice en vaut un autre. En tous les cas, il eut un effet pratique. Les marsouins disparurent pendant quelques semaines des régions où les torpilleurs agiles étaient venus les déranger d' une façon tragique dans leur insouciants ébats. Et puis les torpilleurs disparurent. Ce fut tout. Jamais on ne les revis plus. Mais les marsouins revinrent plus nombreux que jamais. De l' avis des pêcheurs et de beaucoup d' officier de la marine, c' est l' emploie des torpilleurs rapides, des mitrailleuses et des canons-revolvers qui est le seul moyen pratique de détruire, ou tout au moins d' éloigner de nos eaux françaises, les marsouins dont le courage n' est pas précisément la vertu dominante.

Le Petit Journal du 22 Février 1903