Le nouvel uniforme français en perspective

 

La question de l' uniforme présente un très réel intérêt au point de vue strictement militaire. Le temps est malheureusement passé des brillants uniformes et des superbes panaches. Ils ne sont plus de notre temps : les nouvelles conditions dans lesquelles se fait maintenant le guerre les ont anéantis. Il est devenu nécessaire de généraliser l' usage d' équipements réglés sur l' idée de guerre.Ne perdons jamais de vue, en effet, que la guerre moderne est devenue une chasse où la surprise joue le principal rôle : celui des combattants qui est percé le premier à jour est par cela même le vaincu. Se rapprocher de l' ennemi sans être vu est l' essentiel. Dans une très intéressante étude, qui fit beaucoup de bruit l' année dernière, le générale de Négrier, un des membres les plus actifs et les plus modernes du conseil supérieur de la guerre, insiste avec vigueur sur les transformations, qu' impose le feu des armes modernes, à trajectoire tendue, à portée énorme, avec la poudre sans fumée. Il formule le principe de l' invisibilité ( pour la défensive comme pour l' offensive ), comme la règle fondamentale à laquelle doit se conforme l' instruction de toute armée sérieuse, solidement dressée, voulant combattre et vaincre. L' ancien axiome: " Le feu attire le feu" se trouve ainsi modifié: " La visibilité attire le feu." Une coiffure voyante ne peut servir qu' à faire frapper la tête. Le chapeau de feutre brun, à grands bords relevés, qui abrite les yeux et la nuque de la pluie et du soleil et facilite le tir couché, s' impose et s' imposera chaque jour davantage, comme il s' est déjà imposé aux Anglais, aux Américains, aux Allemands, aux Japonais. On tend de plus en plus à abandonner les encombrantes cartouchières portées à la ceinture, pour adopter la bandoulière qui, en Angleterre, est déjà devenue d' un usage général pour l' infanterie comme pour les troupes montées. Dans le tir couché ainsi que dans les mouvements rapides des tirailleurs, les cartouches sautent de la cartouchière ouverte au moment du tir et se perdent." L' équipement actuel du soldat continental a été fait en vue du combat debout ou à genou,des bonds rapides à toute course, d' un abri à l' autre, ou des marches rampantes." Pendant la dernière guerre de Chine, les Russes et les Allemands avaient singulièrement simplifié les uniformes, suivant en cela l' exemple des anglais qui après avoir vu décimer leurs grenadiers rouges par les admirables tireurs que sont les Boers, avaient fini par emprunter à leur adversaires l' aspect de leurs habituels vêtements de travail et de chasse, leur bottes et leurs chapeaux de feutre. Sous le présidence du général Gillain, directeur de la cavalerie au ministère de la guerre, une commission spéciale a été formée : elle comprend des officiers des armes combattantes, des médecins militaires et des fonctionnaires de l' intendance, et elle a pour mission de proposer au ministre une tenue nouvelle et générale pour l' armée française. Cette commission, préoccupée de soustraire le soldat à la vue de l' ennemi, de le maintenir dans les meilleures conditions hygiéniques, et aussi.. de faire des économies, s' est arrêtée aux dispositions suivantes. Le pantalon et la culotte rouges, ainsi que le képi déclaré, et non sans raison, " incommode et trop voyant " seraient supprimés. Cuirassiers, dragons hussards, tirailleurs algériens, spahis, chasseurs, artilleurs, zouaves, marsouins, simples fantassins, etc.., porteraient tous la même tenue pour la ville et en campagne : chapeau boer, relevé sur le côté par la cocarde nationale, culotte et vareuse en laine gros bleu de même nuance ( du genre de celle dont est déjà dotée l' armée coloniale ), les mêmes boutons en corozo noir. Plus d' ornements brillants, plus de boutons e,n métal, plus de plaques de ceinturons, mais l' agrafe brunie. Comme coiffure ce serait soit le bonnet de police à visière à l' Autrichienne, soit, plus probablement, le chapeau de feutre mou gris à larges bords des Boers. C 'est, comme on le voit, une réforme " plus que luthérienne ", suivant la pittoresque expression du colonel de La Panouse.Les membres de la commission voient, paraît-il, de grands avantages à l' adoption de leur projet ; mais ont-ils suffisamment songé à ce que l' on appelle " l' esprit de corps " ? Au point de vue moral, la diversité des uniformes a l' immense avantage de créer l' émulation entre les différentes troupes ... Zouaves et chasseur s à pieds, dragons et hussards ont leur histoire, histoire glorieuse entre toutes. Biffer d' un trait de plume tout ce passé glorieux serait une lourde faute. " L' éducation morale du soldat, a écrit un officier, puisse ses meilleurs arguments dans le récit des exploits accomplis par ses devanciers, par ceux qui se sont appelés comme lui. " Et puis, n' y a-t-il pas aussi un grave et très réel danger dans l' incognito outré que produirait, dans la prochaine guerre continentale, l' absence de toute couleurs distinctives entre les armée belligérantes :je veux dire les méprises des champs de bataille ?

 

Le Petit Journal du 1er Mars 1903