Un hôtel mystérieux

 

Arrestation de la "sirène de Reuilly "

Les romans de Ponson du Terrail et Gaboriau, quelque invraisemblables qu' ils soient souvent, sont cependant, parfois, dépassés par la réalité. Le Petit Journal annonçait, il y a quelques jours( et le premier de la presse, naturellement), la si émouvante arrestation, d' une bande d' aigrefins dans un hôtel des plus confortables de Reuilly, la " Folie Saint-Eloi", comme on l' appelle dans la région. Une jeune femme de dix-neuf à vingt ans dirigeait, depuis huit mois, cette bande redoutable : gaie, très jolie, fort élégante, en relations avec des gens chics, de riches étrangers, elle se faisait appeler dans le monde de la galanterie Marie-Thérèse de Gordoue, mais, en réalité, se nommait Gourdon tout court. Le jour, la dame ne sortait guère ; en tous cas, elle ne voyait personne dans le quartier ; son joli hôtel restait silencieux, mystérieux. Mais, le soir, les fenêtres s' éclairaient et la rue retentissait des éclats de voix des soupeurs, du bruit de l' orgie. On jasait fort dans le quartier. L' habile commissaire de police, M. Brunet, mis en méfiance par des allures suspectes des hôtes de ce logis et par certains indices, résolut de faire une perquisition. Accompagne de nombreux agents, il cerna l' hôtel le soir : un serrurier, sans bruit, ouvrit la porte de la "Folie" et les agents se répandirent dans l' antichambre solitaire, dans les corridors, dans l' escalier. Tout à coup la porte de la salle somptueusement meublée huit hommes à figures patibulaires et deux femmes en grande toilette de soirée, étincelantes de diamants et de perles superbes, soupaient joyeusement. " Que personne ne bouge ! " ordonna froidement le commissaire, tandis que les agents, le revolver au poing, mettaient la main sur l' épaule des convives surpris, terrifiés par cette brusque entrée. Mais, comme l' un des agents s' emparait de la maîtresse du lieu, un individu s' élança brusquement de la chambre voisine pour la défendre : il brandissait un revolver, menaçant les représentants de la Loi. - Ne touchez pas à la Sirène de Rieully, hurla-t-il ; sinon, malheur à vous! Les agents, après une courte lutte, purent le saisir et le désarmèrent. C' était un des membres les plus actifs de la bande, nommé Karl, recherché depuis longtemps par la police, et le favori du moment de la dame.Le commissaire commença alors ses investigations : il visita successivement plusieurs salons, une galerie remplie d' objets d' art, des chambres somptueuses. Dans une petite pièce attenante à la salle à manger, une nouvelle surprise l' attendait : deux lits de camp étaient dressés et, sur l' un d' eux, une femme était étendue, le nez brisé d' un coup de revolver, le visage entouré de bandages. Une dernière pièce représentait la pharmacie, installation nécessaire pour des gens qui se battaient aussi souvent que les " chevaliers de la Sirène". On y voyait un choix de médicaments, des instruments de chirurgie et même une table à opérations. A l' étage supérieur, sous les combles, étaient aménagés des magasins renfermant le butin de la bande, énorme amas hétéroclite d' objets, où, à côté de vieilles chaussures et de chapeaux neufs, étincelait l' or des objets précieux dérobés dans des églises ou chez des orfèvres. Sa visite terminée, le commissaire se rendit au rez-de-chaussée et se livra à de minutieuses perquisitions dans la salle à manger, élégamment meublée et complétée par un fumoir. Là, dans un joli secrétaire en bois des îles, M. Brunel trouva d' intéressants papiers qui suffiront à éclairer la justice sur le joli lot de bandits qu' elle aura à juger. La sirène de Reuilly et tout l' intéressant petit monde qui gravitait autour d' elle ont été envoyés, sous bonne escorte au Dépôt ; et, en ce moment, le Coureur, le Marquis, l' Alboche, Le Zouave, Karl, la Pieuvre, le Docteur méditent dans leur cellules solitaires et fort peu confortables, sur les vicissitudes des choses humaines.

 

Le Petit Journal du 8 Mars 1903