Le cortège du Boeuf-Gras

Le quartier de la Villette, où se trouvent les abattoirs a tenu à ne pas confondre sa fête du carnaval avec celle des grands boulevards et de la rive droite de la Seine. Il a formé son cortège joyeux plus tard, et nous n' avons pas perdu pour attendre. Il n' y a qu' un cri à cet égard : ce fut un spectacle splendide. Rien de plus gai, de mieux organisé que la fête de dimanche dernier, où a revécu la légendaire promenade du Boeuf-Gras à travers les rues et boulevards de la bonne ville de Paris. Ceux qui déjà ne sont plus de la première jeunesse se souviennent de ce boeuf ou plutôt de ces boeufs énormes que l' on voiturait autrefois pendant trois jours à travers la capitale. On s' amusait ferme, et franchement je vous assure, le Dimanche, le Lundi et le Mardi-Gras. Les rues étaient pleines de masques qui soufflaient à pleins poumons dans les cornets de terre et prenaient du plaisir sans songer à faire du mal à qui que ce soit. L' on ne connaissait pas alors les Apaches! On n' accusait pas le lendemain quatre ou cinq cent arrestations, et c' est, tout au plus, si l' on avait mis en sûreté, dans quelque poste, un quarteron de joyeux lurons en vacances, trop amis de la dive bouteille, arrêtés, dans leur intérêt, pour les préserver contre les excès de leur folie momentanée. Les Boeufs - il n' y en avait un pour chaque journée - portaient des noms glorieux rappelant quelque fait glorieux de l' année en cours. Ils se nommaient Sébastopol, Solférino, Magenta! Entourés de sacrificateurs à barbes immenses autant que fausses, chevauchés par un gentil bébé déguisé en Amour, ils déambulaient si glorieux que Monselet écrivait que :

...l' on n' a pas été grand 'chose

Quand on n' a pas été boeuf-gras.

L' empereur, entouré de sa cour, recevait, dans les salons des tuileries, les Majestés du Carnaval et leur faisait sur sa cassette un très riche présent, généralement cent mille francs, qui payaient tous les frais auxquels les corporations étaient entraînées et permettaient, le soir, de faire ripaille. Et le lendemain, la moitié au moins de Paris mangeait du boeuf gras ou croyait en manger, ce qui, dans l' espèce, revenait au même. Cette année, le vaillant peuple de la Villette, Le vrai, celui qui travaille et qui, à cause de cela, s' amuse sainement, a voulu ressusciter les bonnes traditions d' autrefois et il y a pleinement réussi. Le cortège fut splendide. On a dépensé, avec infiniment de goût et d' à-propos, beaucoup d' argent qui n' a pas été perdu. Cela fait marcher un peu les affaires. et elles en ont bien besoin! Une douzaine de chars pittoresques, tous plus artistiquement ornés et peuplés les uns que les autres, accompagnaient celui du héros de la fête, le beau limousin, qui a, de si peu, survécu à son triomphe : c' étaient ceux de la moisson, de la Musique, des fleurs, de la Pêche, de la Bergerie, de la Chasse, etc. On s' est follement diverti, sans trouble ni bagarre. Et l' on s' est bien promis de recommencer l' année prochaine.. et.. les années suivantes. Nous ne saurions trop le recommander à nos amis de la Villette.

Le Petit Journal du 5 Avril 1903