L' heure de la douloureuse

 

Les contribuables au bureau du percepteur

L' heure de payer, que le bon sens populaire a si justement dénommée : l' heure de la douloureuse, a sonné, et de toutes parts les feuilles de contribution s' abattent sur les malheureux contribuables. Depuis quelque année (hélas !) quand on croit avoir fini de payer, on doit repayer encore : il faut aller faire la queue aux guichets du percepteur pour lui remettre cet argent que l' on a eu tant de peine à gagner et à économiser. Les jolies billets bleus et les pièces d' or vont s' accumuler dans le solide coffre-fort Fichet du représentant de l' Etat, à l' abri des mains indiscrètes. Malgré les belles promesse des candidats en mal de réélection, les charges qui pèsent déjà si lourdement sur les contribuables ne cessent d' augmenter ; aussitôt les élections passées, les promesses des élus se sont envolées en fumée. Par contre, tandis que les charges augmentent sans cesse, les bénéfices diminuent ; les affaires vont de plus en plus mal ; notre commerce et notre industrie périclitent. Et, signe bien caractéristique de la gêne populaire, les caisses d' épargne se vident ; chaque mois les retraits sont plus importants. Notre marine marchande agonise sous l' influence de lois votées à la diable par des gens qui ne connaissent pas le premier mot des questions qu' ils doivent trancher. D' une façon toute particulière notre Agriculture est durement éprouvée ; aussi nos campagnes se vident-elles. Les usines, écrasées d' impôts, ferment leurs portes ; des milliers d' ouvriers sont sans travail. Le régime économique est sans cesse bouleversé ; on ne peut plus tabler sur rien de stable. Il n' y a que les politiciens qui prospèrent : à eux l' assiette au beurre, et après eux.. le déluge ! Cette année encore, malgré l' habileté de M. Rouvier, l' équilibre du budget n' est qu' une fiction. Il va falloir recourir à des impôts nouveaux et un emprunt est jugé inévitable. Les dernières journées de la discussion du budget ont été remplies par un chassé-croisé éperdu, un cake-walk fou, auprès duquel les divertissements des danseurs nègres de nos music-halls ne sont que des jeux paisibles. Et cette dernière nuit à la Chambre ! Hurlements, assoupissements, apostrophes baroques, brusques sursauts, bâillements retentissants, menaces au Sénat, cris divers, il faut avoir vu cela. Mais jetons un voile sur ces folies, sur les bouffonneries dont les balayeurs de la place de la Concorde ont été les témoins ahuris ! Nos représentants quittèrent le Palais-Bourbon, hâves, blafards, hurlant, gesticulant. Inutile d' ajouter que les tripatouillages de la dernière heure n' ont en rien modifié les vices essentiels du budget de 1903, qui nous arrive le jour où se distribuent poissons d' avril. Il ne contient ni une économie, ni une réforme. En revanche, a dit fort justement M. Berthoulat, député de Corbeil, il accroît, avec la tyrannie fiscale, les charges de l' impôt ; il consacre le déficit grandissant et les emprunts dissimulés ; il recèle le germe de copieux crédits supplémentaires. Ce n' est, comme l' ont baptisé ses auteurs, un budget de recueillement, mais un budget de déceptions. A cet égard, la discussion du budget au Sénat est édifiante et la conclusion des débats mérite d' être mise sous les yeux des lecteurs. Additionnez le déficit antérieur à 1901 (soit 620,386,000 fr.) avec celui de ces trois années (236,987,000 fr.) ; vous avez pour les années 1898 à 1903 inclusivement (cette dernière année étant considérée d' avance suivant les probabilités) un déficit total de 857,373,000 francs. Tel est le calcul du Sénat. Où prendra-t-on cet argent ? " Quand les consciences sont ainsi troublées, disait, dimanche, à l' assemblée des comités républicains de Lyon, M. Renault-Morlière, président du groupe républicain progressiste de la Chambre, quand les intérêts sont aussi gravement menacés, il y a une répercussion inévitable sur la situation budgétaire. Je ne veux pas ici apporter des chiffres et entrer dans les détails ; il me suffira de rappeler les paroles si graves prononcées au Sénat par M. le ministre des finances dans la séance du 29 mars dernier. M. le ministre des finances a déclaré, dans des termes qui ne laissent place à aucune équivoque, qu' il serait impossible d' équilibrer le budget de 1904 sans recourir à de nouveaux impôts. Voilà messieurs, où nous en sommes. Que les adversaires de l' ordre se félicitent, je le comprends ; mais comment expliquer l' aveuglement de tous ceux qui ne souhaitent pas un bouleversement général ? " Comment ne sentent-ils pas la nécessité de s' arrêter sur la pente dangereuse où nous glissons ? " Ces sages paroles seront la conclusion de cet article.

Le Petit Journal du 12 Avril 1903