Les créateurs du Vatican

 

Un très curieux dessin de notre dernier numéro représentait fidèlement une séance du Conclave : il donnait une vue de la chapelle Sixtine, où se tenaient ces mémorables séances, avec dans le fond, cette prodigieuse peinture, le Jugement dernier, par Michel-Ange, dont on peut voir, d' ailleurs, une très belle copie au musée de l' École des Beaux-Arts, à Paris, faite sur l' instante demande de M. Thiers. Aujourd'hui, et pour accompagner la reproduction toute d' actualité des Créateurs du Vatican, le célèbre tableau d' Horace Vernet, qui figure au musée du Louvre, les lecteurs du Supplément illustré du Petit Journal nous sauront gré de publier une charmante nouvelle très peu connue d' Alexandre Dumas, qui est tout à fait de circonstance. C' est, sous la plume alerte du grand conteur français, Alexandre Dumas, l' histoire de ces chefs-d'oeuvre immortels enfantés par le génie de Michel-Ange.

Comment Michel-Ange décora la chapelle Sixtine

C' était en 1508. Michel-Ange, arrivé de Bologne, descend au Vatican, encore tout essoufflé de sa course, poudreux, couvert de sueur. Le pape le reçoit dans ses bras, l' accable de bontés et de caresses. - Et ma statue ? - Terminée. Le bronze est très bien venu. Le portrait de Votre Sainteté, trois fois plus grand que nature, respire la majesté et la terreur. Une épée nue brille dans votre main gauche, comme vous l' avez désiré. - Et maintenant, causons de nos grands projets : tout ton temps m' appartient, j' espère ? - Je suis au ordres de Votre Sainteté. Nouveaux témoignages d' amitié et de bienveillance. Le Pape se lève aussitôt, et, s' appuyant sur le bras de son artiste favori, s' empresse de lui montrer tout ce qui s' est fait en son absence : les constructions de San-Gallo, les travaux de Bramante, les fresques de Raphaël. Michel-Ange, toujours équitable, même avec ses ennemis, ne tarit pas en éloges. Ils traversent la place Saint-Pierre. Les énormes blocs de Carrare sont encore là, attendant, sollicitant presque le ciseau du grand sculpteur. Enfin, après avoir parcouru en tous sens l' église, les jardins,le palais, Jules II et Michel-Ange entrent dans la chapelle Sixtine. Le jour commençait à baisser. Le pape s' arrêta au milieu de cette vaste chapelle, et, levant sa main vers la voûte, il laissa échapper ce peu de paroles comme une chose parfaitement naturelle: - Depuis la mort de mon oncle, la décoration de ce beau monument est restée inachevée dans sa plus grande partie. Je veux qu' on dise: " Jules II a terminé ce que SixteIV avait commencé." Voilà l' ouvrage que je te destine. Tu seras à la fois l' architecte, le peintre, le décorateur. A toi cette voûte immense ; remplis-la de fresques et d' ornements, peuple-la d' innombrables figures. On n' a connu, jusqu'ici, qu' un seul côté de ton génie ; je veux que le monde apprenne, en admirant le plafond de Sixtine, que Michel-Ange est aussi grand peintre qu' il est inimitable sculpteur. Michel-Ange regarda le pape dans les yeux pour voir s' il parlait sérieusement. - Eh bien, tu ne me répond pas ? reprit le pape. - Je crois n 'avoir pas bien entendu, reprit l' artiste étonné. - Je t' ai choisi pour peindre à fresque le plafond de la chapelle Sixtine ; as-tu compris, cette fois ? - Votre Sainteté se rit de son pauvre serviteur. - Comment cela maître Buonarotti ? - Mon métier est de manier le ciseau et le maillet, je n' ai jamais peint de ma vie, j' ignore jusqu'aux procédés mécaniques de la fresque. Il est vrai que j' ai dessiné un carton pour la salle du conseil à Florence ; mais c' était un dessin, voilà tout. Comment voulez-vous qu' à mon âge je change tout à coup ma carrière ? Encore une fois, cela ne saurait être sérieux, et Votre Sainteté veut sans doute m' éprouver. -J' ai dit : "Je le veux" ; c' est à toi d' obéir. - Et moi, je vous dis, Saint-Père, que cette idée n' est pas venue, qu' elle ne pouvait pas venir à Votre Sainteté. C' est un piège infâme que me tendent mes ennemis. Si je refuse, je reste là dans un coin, sans ouvrage, et j' encours votre disgrâce ; si j' accepte, j' échouerai infailliblement, et j' y perdrai le peu de réputation que j' ai acquise dans mon art. Eh bien, non, j' aime encore mieux endurer la colère de Votre Sainteté, que m' exposer à une honte certaine. Mon parti est pris. Je pars à l' instant même pour Florence. - Cette fois, nous y mettrons bon ordre ! s' écria Jules II. Et il se retira brusquement, laissant l' artiste en proie à son muet désespoir. Ce qui se passa alors dans l' âme de Michel-Ange, il n' y a que Dieu et lui qui l' aient su. L' histoire n' a pas d' exemple de pareilles tortures. S' il ne succomba pas à ce coup, c' est qu' il était doué vraiment d' une force surhumaine. Figurez-vous un homme qui a déjà quarante statues dans sa tête, qui n' a plus qu' a frapper sur le marbre pour voir jaillir et s' animer ses créations gigantesques, qui arrive heureux et confiant pour se mettre à l' oeuvre; figurez-vous ce même homme, par un effort sublime, inouï, désespéré, changent tout à coup de plan, de but, de moyens, oubliant son peuple de pierre, et évoquant tout un royaume d' ombres et de couleurs, passant d' un art à l' autre dans l' intervalle d' un nuit ! Quelle lutte immense ! quel magnifique spectacle ! C' est là le plus éclatant triomphe de la volonté humaine.

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Le lendemain, Jules II trouva l' artiste à la même place où il l' avait laissé la veille ; il avait la tête baissée vers la terre, le regard fixe, les bras croisés sur la poitrine et paraissait absorbé par une méditation profonde. Les souffrances de cette longue nuit avaient bien laissé quelque trace sur ses joues flétries, sur ses yeux rouges et secs ; mais le feu du génie rayonnait sur son front. - Eh bien ? dit le pape - J' accepte, répondit Michel-Ange. - J' en était sûr. Crois-moi, Michel-Ange, tes ennemis, en croyant te nuire, t' ont ménagé un nouveau triomphe. - Qu' on fasse à l' instant venir Bramante pour construire les échafauds! Pris dans ses propres filets, l' envieux architecte essaya du moins de faire partager les travaux de la voûte entre Michel-Ange et Raphaël, son propre neveu. Mais Jules II inébranlable. Bramante reçut sèchement l' ordre de préparer les planches et les cordes nécessaires pour la charpente et les échafaudages. Quant à Michel-Ange, il s' était enfermé, la rage au coeur, la fièvre à la tête, et refusait de voir qui que ce fût au monde. Lorsque tout fut prêt, le fougueux artiste montra ses dessins, et voulut s' en remettre, pour l' estimation de son travail, à Julien de San-Gallo, un de ses principaux ennemis. Mais cette fois, la haine et l' envie eurent aussi leur pudeur. San-Gallo proposa la somme de mille ducats, et le marché fut passé immédiatement. Après quoi, Michel-Ange se dirigea vers la Sixtine, et, adressant pour la première fois la parole à Bramante, lui dit, en présence du pape, avec un ton de hauteur et d' ironie insultante,. - Comment vous y prendrez-vous, maître, pour m' enlever cet échafaud ? - Mais... comme l' art l' exige, répondit Bramante avec non moins de fierté.- C' est-à-dire?... - C' est-à-dire, monsieur, puisque vous semblez ignorer les premières règles du métier que vous venez d' embrasser, que je le ferai pratiquer des trous dans la voûte; que, de ces trous, je ferai descendre des cabestans et que ces cabestans soutiendront le plancher mobile sur lequel vous travaillerez. - A merveille, maître Bramante ; mais me permettrez-vous une simple question? - Faites ... - Comment boucherez-vous ces trous, lorsque mes peintures seront terminées? - On y pourvoira, répondit Bramante avec humeur. Michele-Ange haussa les épaules et, appelant à voix haute le maître charpentier : - Maître, lui dit-il, prends tous ces cordages, je te les donne : tu peux les vendre à ton profit : ce sera la dot de tes deux pauvres filles. Puis il expliqua au pape étonné par quel mécanisme ingénieux et simple il entendait construire son échafaud, au moyen de contre -fiches détachées des murs, et sur le modèle qui a été suivi depuis dans tous ces ces grands ouvrages. Les jours suivants, il fit venir de Florence Jacques de Sandro, Ange de Donnino, Bujiardini, Granni, enfin, les peintres les plus connus dans la pratique de la fresque. Il les fit monter sur son échafaud, leur livra un pan de muraille, et les fit travailler à côté de lui. Deux ou trois heures lui suffirent pour être au courant du mécanisme qu' il ignorait. Il les paya largement, abattit ce qu' ils venaient de faire, se renferma seul dans la chapelle, et ne voulut plus voir personne.

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Sans aide, sans manoeuvres, sans apprentis, il trempait lui-même la chaux, faisait son crépi, broyait ses couleurs. Ce qu' il dut dépenser de travail opiniâtre et de patience infinie pour vaincre de petits obstacles matériels qui ne tiennent qu' à la pratique d' un art, c' est incalculable et prodigieux. Souvent un peu plus ou moins d' eau, une couche plus mince ou plus épaisse, la moindre misère, enfin, faisait moisir et tomber sa fresque à demi terminée. Ce qui était un embarras sérieux et presque insurmontable pour le pauvre Michel-Ange n' était qu' un jeu pour le savant San-Gallo et autres grands esprits de sa trempe, et, pour peu qu' on eût voulu avoir recours à leur haute expérience et à leurs profondes lumières, ils vous auraient expliqué doctoralement les qualités du granit ou du travertinio, la dose d' eau convenable pour bien pétrir un enduit, le temps strictement nécessaire pour le délayement ou la dessiccation de la chaux, etc.,etc. C' est ainsi que va le monde ! Aussi quoi qu' en ait pu dire le vieux Buonarotti, le grand Michel-Ange ne faisait qu' un maçon fort médiocre. Mais le génie se joue des grandes comme des petites difficultés. Déjà la couleur et la chaux obéissent au maître souverain, comme lui avaient obéi le marbre et le bronze. La matière domptée, il ne lui restait plus qu' à dérouler sa vaste épopée biblique, conçue en une seule nuit. La pensée du Dante, le divin poète, incarnée sous une autre forme dans l' artiste divin, se traduisait en peinture. Même originalité de conception, même grandeur se style, même aspiration puissante vers la sublime unité. Tous les deux ont embrassé dans leur vaste composition la création entière, l' ordre de la série des temps, depuis la chute des Anges rebelles jusqu' au jugement suprême. Je ne m'arrêterai pas à décrire le poème de la Sixtine à, ceux qui ne l' ont pas vu, comme je ne traduirai pas l' épopée dantesque à ceux qui ne l' ont pas sentie ; ce serait parler musique aux sourds et couleur aux aveugles. Michel-Ange n' avait employé que vingt mois à son oeuvre immense. Le jour où il descendit des échafaudages, ses yeux s' étaient tellement habitués à regarder en haut, qu' il ne pouvait plus les tourner vers la terre. Touchant et douloureux symbole du génie, obligé encore à faire route avec les hommes, après avoir habité quelque temps les régions célestes. Au milieu des tourments de toute sorte, qui assiégèrent Michel-Ange pendant cette grande épreuve, il faut compter aussi les impatiences, les ennuis, les menaces du bouillant pontife. Tout vieux et tout cassé qu' il était, cet homme indomptable montait à chaque instant sur l' échafaud, se glissait sous la voûte, grondait, conseillait, pressait le pauvre artiste, qui eût donné volontiers ce qui lui restait d' années à vivre, pour qu' on le laissât travailler en paix. Un jour, c' étaient des remarques sur l' emploi trop sobre des couleurs brillantes et sur pauvreté des dorures. Et l' artiste de répondre : - Saint-Père, les hommes que j' ai peints là-haut ne portaient point d' or dans leur temps ; c'étaient de saints personnages, qui avaient l' amour de la pauvreté et le mépris des richesses. Une autre fois, c' étaient des plaintes et des exclamations sur la lenteur de l' artiste. - Quand finiras-tu donc ? s' écriait le pape. - Quand je serai satisfais, répondait Michel-Ange. Enfin, comme la Toussaint approchait, le pape monta une dernière fois sur la charpente et signifia brèvement au peintre qu' il voulait, ce jour-là, lui, Jules II, à qui personne n' avait jamais résisté, dire la messe dans sa chapelle. - Mais, si je n'ai pas fini ce jour-là ?... riposta le peintre avec égale patience. - Si tu n' as pas fini... si tu n' as pas fini... Je te ferai jeter à bas de cet échafaud. - C' est qu' il est homme à le faire comme il le dit, pensa Michel-Ange. Et le soir même, l' échafaud fut enlevé. Je n' essayerai même pas de décrire l' impression foudroyante et terrible que fit ce chef-d'oeuvre lorsqu' il fut livré à l' admiration du public. Alors, comme aujourd'hui, la voûte de Sixtine fut considérée comme le prodige le plus étonnant de l' art humain. Michel-Ange avait trente-sept ans.

Alexandre Dumas.

Le Petit Journal du 23 Août 1903