Délivrance par le "Galilée" des marins français abandonnés par "l'Empereur du Sahara"

 

Avec une quinzaine d' autre matelots, cinq braves gens, mariés, pères de famille, Le Picard, Bordier, Gegou, Cambrai et Guéguen, furent engagés, il y a quelques semaines, au Havre, au nom d' un richissime yachtsman, M. Jacques Lebaudy, dans le but déterminé de former l' équipage d' un bateau à lui appartenant. Embarqués le 20 mai à bord du Pampas, ils arrivaient le 1 er juin à Las Palmas, où ils devaient rejoindre le Frasquita. A Las Palma ils s' étonnèrent de ce que personne ne les attendait ; mais de plus graves surprises leur étaient réservées. Quand, enfin, ils montèrent à bord du Frasquita, ils y trouvèrent, au milieu d' un formidable arsenal, un maigre individu qui leur déclara gravement qu' il était l' "Empereur du Sahara" et qu' il comptait sur leur bravoure pour fixer les limites mal définies encore de ses nouveaux états. Les braves gens n' étaient point venus précisément pour cela ; mais en bons Français et en vrais marins qu' ils étaient, ils ne discutèrent par les ordres reçus. Alors commencèrent pour eux une série d' aventures qui relèvent de la médecine spéciale où s' illustra feu le docteur Charcot. Ces aventures demeurèrent inoffensives jusqu' au jour où l' "Empereur" , tel le bûcheron de la légende, qui abandonna dans la sombre forêt le petit Poucet et ses frères, débarqua les cinq matelots avec provisions, armes et bagages, sur la côte inhospitalière d' Afrique, aride et calcinée, et leur déclara tranquillement : -Attendez-moi là patiemment, je vais revenir ! malgré leur méfiance bien légitime, nos braves compatriotes prirent leur parti de la bizarre situation où ils se trouvaient, et commençaient à s' installer tant bien que mal, lorsque soudain ils furent entourés par une nuée de Maures pillards qui leur prirent leur armes, leurs vêtements et déclarèrent qu' ils leur rendraient la liberté contre rançon de 200 francs par tête. - Bon, pensèrent les prisonniers, le patron est à son aise ; il donnera facilement un billet de mille. Et les négociations commercèrent. L' "Empereur du Sahara" proposa tout d' abord de racheter le brave Le Picard, mais lui seul. Alors les Maures, enchantés de l' aubaine inespérée, déclarèrent ne vouloir vendre que " tout le lot ou rien ". Or, tandis que l' on discutait, on s' aperçut que le Frasquita avait gagné le large et que les pauvres Français, trop esclaves de la consigne, avait été tout simplement abandonnés. Sa majesté avait subitement éprouvé le besoin de respirer l' air de l' Europe. Le gouvernement français s' émut et décida de faire partir de Toulon le croiseur cuirassé Galilée, avec mission de ramener coûte que coûte les cinq matelots abandonnés. Le Galilée, sous les ordres du commandant Jaurès, réussit dans sa mission, et les cinq matelots, enfin rapatriés, viennent de rentrer en France. Mais il me semble nécessaire de citer, pour l' édification de nos innombrables lecteurs, quelques passages de la première lettre que le commandant Jaurès adressa. - avec quelle fraternelle simplicité ! - aux matelots prisonniers sur la rive d' Afrique. On verra avec quelle tendre sollicitude le commandant Jaurès accomplit sa mission envers ceux qu' il appelle des camarades :

" Dites à vos camarades que nous sommes ici 300 Français qui sommes de coeur avec vous, et que vos existences nous sont plus chères que les nôtres, parce que nous savons tout ce que vous avez souffert. "

Dans une seconde lettre que l' on va lire, le commandant Jaurès indique aux prisonniers le plan d' évasion qu' il a combiné :

Lundi, 31 août.

Mon cher Picard,

Les jours se suivent et les affaires n' avancent pas. Nous sommes dans un réseau de mensonges et de fourberies. J' estime que le moment est venu d' agir et voici ce que j' ai décidé, si le temps et les circonstances le permettent : profitant de la liberté relative dont vous jouissez depuis hier, vous viendrez tous les cinq à la plage dans le courant de l' après-midi, vers une heure, les uns après les autres, et vous ferez en sorte que rien dans vos attitudes, vos mouvements, vos démarches, ne puisse éveiller le moindre soupçon. Ne vous tenez pas trop groupés. Espacez-vous un peu les uns des autres. Grâce aux pantalons blancs que je vous envoie, nous vous reconnaîtrons aisément, même à l' oeil nu et, par conséquent aucune confusion n' est à redouter. Vous verrez, vers une heure, nos embarcations (canot, baleinière, youyou) se détacher du bord et partir, comme la veille, pour la pêche, vers les récifs du large : en même temps une autre baleinière se dirigera vers le fort, sous prétexte d' y prendre des poulpes, pour servir de boëtte. Lorsque la baleinière repartira du fort, tenez-vous prêts. Mais ne bougez pas avant le premier coup de canon. Après m' être assuré moi-même, à la longue-vue, que voue êtes bien tous les cinq sur la plage et que vous n' êtes suivis de près par aucun Marocain armé, je ferai ouvrir le feu et hisser, en même temps, le petit pavois (pavillon français en tête de chaque mât)? Nous tirerons dans deux directions. dans le Nord, un peu à droite du corps de garde, à toit rouge, de la maison du Caïd Ahmido. Dans le Sud, un peu à gauche de la direction de vos gourbis. Vous serez ainsi placés entre deux barrières de feux, dans une zone protégée, où personne, j' imagine, ne songera à venir vous inquiéter. Du reste, nous veillerons. Toutes les distances ont été bien repérées. Au premier coup de canon, vous vous rassemblerez sur le rivage, à mi-distance entre la maison du Caïd et l' extrémité Nord du banc de roches noires. C' est là que la baleinière viendra vous prendre. Vous embarquerez en pleine sécurité. En cas de besoin, les baleiniers vous protégeraient par quelques feux de salve à répétition. J' insiste, en terminant, sur la nécessité de ne rien laisser paraître. Circulez posément sur la plage; asseyez-vous ; allongez-vous sur le sable, sans avoir l' air de rien. Du calme et du sang-froid. A ce soir. Vous souperez avec nous à bord du Galillée et nous appareillerons pour la France.

Jaurès.

P.-S -- Si pour des raisons connues de vous et ignorées de nous, vous estimez que l' entreprise est périlleuse pour vous, vous n' aurez qu' à vous abstenir de paraître sur la plage, nous saurons ce que cela veut dire. De notre côté, si l' état du temps ou les renseignements venus de terre nous obligent à renoncer à notre projet, le silence de notre artillerie sera pour vous une indication suffisante que le projet est ajourné à mardi, mercredi ou jours suivants. N' oubliez pas de capeler vos pantalons blancs.

Jaurès

Ainsi que le Petit Journal l' annonça à son heure, le plan si sagement conçu par ce brave officier réussit de point en point et les cinq martyrs d' une regrettable fantaisie furent délivrés. Ils viennent de rentrer en France. Mais ils l' ont échappé belle !

Le Petit Journal du 20 Septembre 1903