Inauguration de la statue de Renan

 

Les incidents de Tréguier

Qu'eût-il pensé, s' il eût vécu, de ces hurlements, de ces quolibets, de ces menaces, de ces discours enflammés, de ces provocations à une partie de l' Opinion publique et de tous ces désordres, le paisible philosophe Renan qui, promu à l' un des plus hauts grades de la Légion d' honneur, s' écriait avec un désespoir comique : - Alors ! il y aura de l' artillerie à mon enterrement ? Qu' eût-il dit, le doux penseur, s' il avait vu, au pied de sa statue, le président du conseil, entouré d' une puissante escorte de soldats acclamé par des églantinards embrigadés à Paris et amenés par trains spéciaux ? Et s' il avait entendu, lui, le styliste le plus pur de notre temps, la Carmagnole, l ' Internationale et le Ca ira hurlés par les apaches du gouvernement, lui qui fut toujours si respectueux des croyances des autres, comme il voulait qu' on le fût des siennes. Et pourtant, derrière l' image pensive de Renan, on a dressé celle de Minerve, déesse de sagesse ! Renan le sait, après s' être destiné à l' état ecclésiastique, sentit sa foi s' évanouir et, loyalement, après bien des heures douloureuses de lutte, exprima ses doutes. Sa conviction fut sincère. Il fut, assurément, l' adversaire des catholiques et de l' Église, mais non point leur ennemi. Il fut toujours loyal. Au pied de sa statue, plus que partout ailleurs, le langage de ses protecteurs imprévus à parfaitement détonné ; ce fut toutes une catégorie d' arguments et de quolibets dont il eût mieux valu s' abstenir, quel que soit l' adversaire que l' on veuille attaquer. Avec un vocabulaire restreint, huit cents mots environ - dont pas un gros mot - Renan a su non seulement peindre les nuances les plus délicates et les plus fines de la pensée, mais graver en nos cerveaux du trait le plus profond et le plus pénétrant les vérités directrices que son esprit avait reconnues après des luttes déchirantes. Dès lors, quel besoin de recourir, devant son image, comme l' ont fait M. Combes et M. Brisson, dans leur zèle imprudent, à une certaine qualité de raisonnements qui ne relèvent guère la cause dont ils se font les apôtres ? Pourquoi ne pas les laisser aux pamphlets électoraux ? Que gagne-t-on à présenter des arguments sur un ton de polémique un peu subalterne, qui n' est pas le ton d' un chef de gouvernement ? Des catholiques bretons, après les récentes persécutions, ont considéré l' érection de la statue de Renan en face de leur église comme une provocation. Ils ont sifflé consciemment M. Combes et hué le funèbre M. Brisson, dont un gamin loustic constata qu' il n' avait pas l' air "tréguier". A ces protestations partisans de M. Combes, les admirateurs de sa politique antireligieuse, ont répandu par des coups, et le sang a coulé devant la statue de bronze du doux philosophe et devant Pallas, déesse de la Sagesse. Le soir, sous la pluie, un feu d' artifice fut tiré qui ne fit qu' accroître l' enthousiasme démocratique. On acclama l' image lumineuse de Renan et la pièce portant la devise des Bleus de Bretagne : Araok ! ce qui correspond à En avant ! Comme il faisait du vent, le mot n' apparut pas très nettement. Un spectateur lut Apache et demeura rêveur. Quand la dernière fusée eut été tirée, les cabarets furent envahis. Dans le café voisin, un baryton chanta jusqu' au milieu de la nuit des chansons anticléricales, mais obscènes : le public reprenait en coeur les refrains. Entre deux chansons, on hurlait des hymnes révolutionnaires. M. de Kerguezec monta sur une table et prononça une harangue qui fut applaudie. Dans les rues, les ivrognes chancelaient. D' une fête de l' esprit, le gouvernement a fait, volontairement, une manifestation de la Libre-Pensée. Ce fut une journée de triomphe pour les révolutionnaires et les internationalistes. Un des membres les plus modérés du cabinet, M. Chaumié, ministre de l' instruction publique, semble l' avoir fort bien compris, ce dont il nous faut le féliciter. Comme il allait, le lendemain de l' inauguration, déposer, avec quelques amis, des fleurs au pied du monument, des églantinards hurlèrent : - A bas la calotte ! - Ne dites pas cela, répondit M. Chaumié, mais bien plutôt : " Vive la raison ! Vive la tolérance ! " Et comme s' élevaient des cris : - Vive Chaumié ! - Non pas " Vive Chaumié !" mais : " Vive la République !" Je ne sais si ces louables paroles de libéralisme tolérant ne mettront pas celui qui eut le courage de les prononcer dans une posture délicate vis-à-vis de M. Combes et de ses protecteurs: mais un poète affirme que tandis que M. Chaumié les prononçait, la figure de bronze de Renan s' éclaira d' un sourire d' approbation, et que Minerve, déesse de la Sagesse, inclina la tête en signe d' assentiment.

Le Petit Journal du 27 Septembre 1903