Découverte du cadavre d' Eugénie Fougère
Parmi les jolies femmes les plus remarquées d' Aix-les-bains pendant la saison, on citait Mlle Eugénie Fougère, appelée familièrement par ses nombreux amis "Nini" "Foufou" ou encore "Bâton de réglisse", à cause de la couleur très brune de son teint. C' était une assez jolie personne, qui ne paraissait point ses quarante-deux ans, encore que, dans ces derniers temps, l' abus de l'éther et de la morphine eût altéré ses traits. Fille de fort honorables artisans de la creuse, mais ne voulant rien demander au travail honnête, elle vint à Paris avec l' espoir que sa physionomie étrange, intelligente, très spéciale, son entrain, son esprit de répartie, son adresse, lui vaudraient bientôt une fortune. Elle y réussit ; mais le lugubre drame qui vient d' avoir la jolie ville d' eaux pour théâtre, prouve que le bien acquis par de certains moyens ne profite pas toujours. Eugénie Fougère aimait le luxe extérieur et avait l' habitude d' étaler à toute occasion ses très nombreux bijoux. Elle en avait, dit-on, pour une somme considérable : on a pu en voir l' inventaire dans le Petit Journal qui, le premier de tous les journaux, a donné les détails les plus complets et les plus exacts sur cette sensationnelle affaire. Une telle exhibition devait tenter ces redoutables malfaiteurs, émules de Prado et de Pranzini, les tueurs de filles, qui rôdent autour des salles de jeu, au Casino, et qui se glissent dans l' intimité des femmes comme Eugénie Fougère et les assassinent sans pitié après les avoir dévalisées. Une proie comme cette malheureuse, ayant quelque fortune et des bijoux de prix, n' est pas de celles qu' on néglige; elle en eût la triste preuve. Eugénie Fougère avait emmenée à Aix, dans sa coquette villa Solms, blottie dans un frais bouquet d' arbres, une jeune bonne de vingt-deux ans, Lucie Maire, et une amie, Mlle Rosalie Giriat. Dimanche, vers trois heures du matin, Rosalie Giriat, entendant des pas dans le couloir voisin de sa chambre, - quelqu' un de malade peut-être ? - se leva. Deux hommes alors se précipitèrent sur elle, la renversèrent, la bâillonnèrent et la laissèrent pour morte : et tandis que la malheureuse perdait connaissance, elle entendit seulement ces mots : " Faisons vite !" Ils firent vite. Elle survit cependant. Sortie de son évanouissement le matin, ce fut elle qui, à moitié morte, ouvrit la porte aux gens étonnés du silence de la villa Solms. On se précipita dans la chambre d' Eugénie Fougère, elle était étendue sur le lit, en chemise de nuit, morte étranglée avec une mince corde et étouffée au moyen d' une serviette mouillée passée dans la bouche. Les assassins l' avaient solidement ligottée avec des cordes. Assassinée aussi, et par les mêmes moyens, fut retrouvée Lucie Maire, la femme de chambre. L' autopsie révéla qu' elle avait dû mourir plusieurs heures avant sa maîtresse, qui ne rentra, venant du théâtre que vers une heure du matin. On supposa alors que Lucie Maire avait dû recevoir, en l' absence d' Eugénie Fougère, un homme qui l' avait étranglée, avait ouvert la porte ensuite à un ou plusieurs complices qui, avec lui, s' étaient cachés attendant le moment d' agir. L' avenir nous apprendra ce qu' il faut penser de cette hypothèse. On ne peut se figurer sans un frisson d' angoisse et d' horreur le drame qui se passa dans cette coquette demeure, dans le silence d' une nuit bien calme, au milieu de ces gracieux jardins, de ces fleurs, de ces arbres.
Le Petit Journal du 04 Octobre 1903