Les passagers et l' équipage de " Amiral-Gueydon " naufragés sur la côte d' Afrique

 

On n' a pas oublié la très pénible émotion produite, en France,par la conviction que l' Amiral-Gueydon, paquebot des chargeurs-Réunis, avait disparu dans une effroyable tourmente de l' Océan Indien. Depuis des jours et des jours, on était sans nouvelles de lui, et tous nos confrères le donnaient comme perdu corps et biens. Seul le Petit Journal, bien au courant des affaires de mer, affirmait qu' il fallait garder encore quelque espoir : la suite lui donna fort heureusement raison.

Le 30 Juillet, le navire, tourmenté par une violante tempête dans les parages de l' îlot de Socotora, devint la proie d' un incendie provoqué par une explosion de produits chimiques. On tenta de mettre les embarcations à la mer ; elles furent brisées par les flots furieux. Le capitaine Logre n' avait plus qu' à tenter de s' échouer à la côte. Avec sang-froid et une habilité remarquables, au milieu d' énormes difficultés, il y parvint, entre Aden et Mascate. La tenue de l' équipage fut au-dessus de tout éloge : la discipline fut parfaite ; pas un instant la confiance en l' habilité et en l' expérience du commandant ne fut ébranlée. Aussitôt débarqués sur l' inhospitalière côte des Somalis, les naufragés transportèrent à terre des provisions en abondance ; avec les voiles, ils installèrent des tentes improvisées, et pendant de longues semaines attendirent l' occasion d' être rapatriés. Au début, ils s' inquiétaient de l' accueil que leur réservaient les indigènes; ils furent promptement rassurés. Non seulement les Arabes se mirent à leur disposition, mais encore, pour les distraire, ils organisèrent, le soir, des divertissements. C' est ainsi qu' armés de poignards, de lances,de fusils, de sabres, ils exécutaient sur le rivage, ravivé par la chaleur, des danses guerrières et des courses de jeunes gens. Et c' étaient vraiment un spectacle féerique de voir ces hommes noirs s' agiter aux rayons pâles de la lune, tandis qu' au lointain, sinistre toile de fond, luisait, rougeâtre, décharnée, la silhouette de l' Amiral-Gueydon qui achevait de se consumer. Ce fut encore un Arable, le cheik de Merbat, qui fournit aux naufragés les moyens de partir. Il leur prêta trois grandes barques indigènes, dans lesquelles les malheureux s' embarquèrent. Un navire anglais, l' Afghanistan, les rencontra épuisés, mourant de soif ; mais il refusa, avec l' égoïsme féroce particulier à cette race, de les prendre à son bord. Plus généreux, le Trouvor, un russe, les recueillit et les conduisit à Aden, d' où ils gagnèrent la France.

Le Petit Journal du 11 Octobre 1903