Les demoiselles du téléphone

Aspect d' un bureau téléphonique parisien

Quiconque n' est jamais entré dans un grand bureau téléphonique s' imaginerait volontiers qu' il y doit régner une épouvantable cacophonie et que des : " Allo ! allo! " continuels y doivent alterner sans interruption avec d' infernales sonneries. Eh bien ! il n' en est rien. Point de sonneries, tout au plus un petit grésillement à l' oreille de l' employée, que coiffe une bande de métal garnie de deux récepteurs... et, quant aux cris, les demoiselles du téléphone savent fort bien que mieux vaut, pour être entendue, parler bas en articulant nettement que de crier à tue tête dans l' appareil, comme le font tant de personne inexpérimentées. Les demoiselles du téléphone, ainsi que le montre notre gravure, sont assises en face d' un immense tableau, et chacune d' elles a mission de servir une centaine d' abonnés. Elles travaillent une moyenne de sept heures par jour, mais la tension d' esprit qui résulte de leurs fonctions et la rapidité avec laquelle elles sont quelquefois obligées d' opérer déterminent chez elles un état nerveux qui ne permettrait pas d' augmenter leur temps de présence à l' appareil sans nuire à leur santé déjà bien ébranlée par ce dur service. Il faut noter d' ailleurs, que la sollicitude de l' administration ne leur fait pas défaut. Une doctoresse est à leur disposition. En cas de maladie elles touchent la moitié de leurs appointements ; elles ont, par an un mois de vacances payé ; droit à la demi-place en chemin de fer ; et M. Bérard leur accorde assez facilement de petits congés réconfortants. Leurs émoluments sont de 1,000 francs au début, avec en sus, à Paris, 250 francs par an de frais de séjour et une légère indemnité de repas. Tous les deux ans environ, on les augmente de 200 francs , et elles arrivent ainsi au maximum, qui est de 1,800 francs. Vous voyer que ce n' est point là une profession qui permettra jamais à celles qui l' exercent " d' acheter un château sur leurs économies ".

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Abordons maintenant, s' il vous plaît, un chapitre assez délicat : celui des sentiments de l' abonné pour la demoiselle du téléphone. J' ai entendu déclarer, par un abonné grincheux, que ces petites fonctionnaires avaient été suscitées par la Providence pour mettre à l' épreuve notre patience. Il est certain que rien n' est plus exaspérant que de se morfondre devant un appareil sans pouvoir obtenir la communication demandée. Mais les demoiselles du téléphone ne sont pas toujours responsables du retard qui nous irrite. A certaine heures et dans certains quartiers, la besogne les écrase ; les demandes de communications arrivent de tous côtés à la fois et se succèdent, ininterrompues ; et puis, il faut bien le dire, la responsabilité des lenteurs incombe, en réalité, le plus souvent à l' administration dont les installations ne sont pas toujours en rapport avec les exigences modernes. Beaucoup d' abonnés, d' ailleurs, savent cela, et les demoiselles du téléphone se plaisent , en général, à reconnaître l' urbanité du plus grand nombre. Si des mots durs, des injures même, leur sont adressées quelquefois, elles les doivent uniquement aux clients de passage, aux anonymes , voire même aux désoeuvrés et aux mauvais plaisants qui téléphonent dans les cafés ou dans les endroits publics. En bonne conscience, elles auraient grand tort de s' en chagriner. Les gens bien élevés, au demeurant, si pressés qu' ils soient, ne peuvent oublier que les demoiselles du téléphone sont des femmes, de vaillantes jeunes filles, de familles honorables, qui travaillent pour gagner péniblement leur vie ; et, conséquemment, - même quand elles tardent à leur donner la communication - ils se garderaient bien de leur manquer de respect.

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Dans un prochain numéro nous présenterons à notre public les dames du télégraphe qui sont non moins intéressantes et non moins méritantes que leurs camarades du téléphone.

Le Petit Journal illustré du 17 Avril 1904