Autodafé de pianos

Au temps jadis, quand quelque livre était déclaré attentatoire soit à la religion, soit à la morale, soit encore à l' autorité royale, les tribunaux civils ou ecclésiastiques en faisaient saisir l' édition tout entière et la faisaient anéantir par le feu sur la place réservée d' ordinaire aux exécutions capitales.

Cela s' appelait un " autodafé".

Le peuple assistait volontiers à ces sortes d' exécutions et s' y gaudissait tout autant qu' aux feux traditionnels de la Saint-Jean. La flamme, on l' a remarqué souvent à une puissance attractive qui agit sur l' instinct de tous les êtres, du papillon jusqu' à l' homme.

Or, la coutume de l' autodafé, qui avait complètement disparu des moeurs modernes, vient de renaître en Amérique dans des circonstances vraiment plaisantes. Ce sont les marchants de pianos américains qui ont fait revivre ce souvenir des temps féodaux. Réunis pour leur congrès annuel à New-Jersey, ils se sont constitués tout d' abord en tribunal et ont jugé sans appel... les modèles de pianos démodés. Tout piano reconnu " vieux jeu " a été immédiatement condamné à la destruction par le feu. On a fait sans tarder " la toilette des condamnés ", toilette consistant à les revêtir d' une housse soufrée, et deux cents pianos ont été incontinent livrés aux flammes. Plusieurs heures durant, l' immense bûcher fit planer une lueur rouge sur la ville. Et, pour donner à la scène un aspect plus fantastique et plus impressionnant, en même temps que pour bien affirmer leur ardeur destructive et leur haine des fabrications périmées, les délégués du congrès, tenant une torche à la main, dansèrent en rond autour de l' amas des pianos brûlant. Puis, la danse finie, sur les cendres encore ardentes du bûcher, chacun dut étendre la main et s' engager par un serment solennel à ne plus accepter, comme acompte de paiement, un vieux piano pour un nouveau. Et la cérémonie s' est terminée par un banquet des plus animés, où l' on a prononcé quelques paroles émues à la mémoire des pianos défunts, et surtout des discours enflammés à la gloire du progrès.

Le Petit Journal illustré du 12 Juin 1904