A Saint-Sébastien

Combat d' un tigre et d' un taureau

Les émotions de leurs traditionnelles corridas ne suffisent plus aux Espagnols. Voici qu' ils font revivre les combats d' animaux, tels que les pratiquait la Rome impériales...

Où s' arrêteront-ils dans cette voie ?

A quand les combats de gladiateurs?...

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Saint-Sébastien est en liesse : c' est le jour de la fête de la reine. La ville se pavoise de drapeaux, et la foule, bruyante et bariolée, se presse vers la palais de Miramar. Mais la principale préoccupation de tous est le combat qui doit avoir lieu l' après-midi, aux nouvelles arènes, entre un taureau - un superbe andalou de cinq ans - et un tigre de dix ans, un merveilleux spécimen de la race royale du Bengale, qui a été acheté à Marseille, pour la somme de 7,000 francs. A l' heure fixée pour le combat, le peuple très surexcité envahit les arènes. A Rome, jadis, au temps des Césars, l' amphithéâtre Flavien (le Colisée), où se déroulaient ces divertissements barbares, pouvait contenir jusqu' à 87,000 spectateurs. A Sant-Sébastien, les arènes donnent asile à 15,000 personnes. C' est un chiffre encore fort respectable. D' abord, quelques corridas sans importance ; puis, dans une cage vide qui mesure 15 mètres de diamètre, et qu' on a installée, au milieu de la piste, le tigre et le taureau sont amenés. Tout autour, le fusil au bras, des Miquelets ( gardes provinciaux) se promènent, attentifs. L' émotion commence à planer sur la foule. Mais, depuis l' antiquité romaine, les races des fauves ont-elles dégénéré ? Et l' homme seul, sous un vernis de civilisation, a-t-il conservé toute sa férocité première?... Les animaux se regardent et ne s' attaquent pas. Il faut les exciter, les larder de coups d' épieu, les aveugler avec la flamme des pétards, pour les décider à la lutte. Enfin, le taureau se précipite tête baissée. Le tigre, entre les deux cornes, se retourne, et prend son ennemi au poitrail. Mais le combat dure deux minutes à peine. Le taureau s' est débarrassé du fauve. De nouveau les adversaires s' observent. Pourtant la foule est lasse de cette attente. Elle est venue pour voir deux bêtes s' entr'égorger. Il lui faut des émotions et du sang. Elle proteste, interpelle les organisateurs, injurie ces deux animaux dont l' apathie lui vole les joies morbides qu' elle est venue chercher là. Le spectacle de la férocité n 'est pas dans la cage, mais tout autour, sur les gradins... Et de nouveau les bêtes sont excitées, les pétards éclatent. Des hommes descendent dans l' arène ; une ronde infernale s' organise autour de la cage. Alors de nouveau les bêtes sont aux prises. Le tigre se relève, s' élance, mais le taureau le roule jusqu' au bord de la cage. Il donne une poussée formidable. Stupeur ! la cage cède. Le tigre est en liberté. Et soudain la panique s' empare de la foule. Devant cette bête blessée, pantelante, mais encore animée d' un souffle de vie, ce peuple tout à l' heure si ardent dans ses instincts de cruauté, ce peuple recule, s' enfuit. On pert la tête, on s' écrase, on se piétine. Et voilà que soudain un coup de feu éclate, puis deux, puis vingt.

Les Miquelets, eux aussi, cédant à l' affolement général, ont tiré. Le tigre est criblé de balles. Mais des projectiles dépassent le but et vont frapper les spectateurs...La foule s' est ressaisie : elle se rue sur le tigre mort, le dépèce, le met en lambeaux. Ce n' est bientôt plus qu' une masse informe de chair que se disputent des centaines d' individus.

L' arène évacuée enfin, on ramassa les blessés

. Ils étaient près de cinquante. L' un d' eux est mort. D' autres sont dans un état grave...La foule voulait des émotions...Elle les a eues...Plus vives qu' elle ne les souhaitait.

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Telle fut cette scène ignoble et sauvage contre laquelle - nous sommes heureux de le constater - la Presse française toutes entière a protesté.

Le Petit Journal illustré du 7 Août 1904