AVANT LE DÉPART POUR LA GUERRE


Le général Dragomiroff embrassant le drapeau


Le vieux général Dragomiroff s'est fait porter, ces jours derniers, à la station de Balaschofka, près de Kharkoff, pour prendre congé des bataillons de Minsk et de Volhynie qui se rendent sur le théâtre de la guerre.
L'armée russe a pour le héros de la guerre de 1876 l'attachement le plus vif et la plus haute vénération.
Le souvenir de ses actions d'éclat, lorsqu'il commandait la brigade d'avant-garde sur le Danube, est dans toutes les mémoires; on se rappelle quels admirables principes de dévouement et de solidarité il répandit, dans l'armée où vit toujours, sa belle devise: " Péris, mais sauve tes frères! " Bref, son nom est unanimement respecté d'un bout à l'autre de l'immense empire.
Aussi l'entrevue de Dragomiroff et des bataillons qui partaient pour la Mandchourie fut-elle très touchante.
Des milliers de soldats contemplaient avec attendrissement le vénérable général, qui ne pouvait empêcher ses larmes de couler.
Quand son émotion fut calmée, le général donna l'ordre aux bataillons d'approcher et de former cercle autour de lui. Il adressa alors aux troupes l'allocution suivante:
" D'abord, mes frères, ne vous oubliez pas les uns les autres; souvenez-vous, en mourant vous-mêmes, que vous devez sauver vos cama rades, ce sera une bonne action; ménagez vos cartouches, ne les prodiguez pas, ne tirez pas mal à propos; attention, encore une fois; ménagez vos cartouches, ménagez-les, ménagez-les; si vous tirez bien, vingt régiments ennemis ne pourront pas venir à bout de vous. Messieurs les officiers, ménagez les réserves. C'est sous les balles, mes frères, que j'ai instruit vos pères ; maintenant c'est à vous que je parle; en attaquant en chaînes, ne vous massez pas; ne marchez pas en rang épais; allez
hardiment; prends garde, ennemi, je marche sur toi. Que les officiers se gardent d'ordonner de tirer à grande distance, ce serait sot, ce serait dépenser inutilement les cartouches. Dans les affaires nocturnes, ne criez pas; en silence, tout ira bien. L'ennemi crie ; mais toi, vas-y, à la baïonnette. Donc ménagez les cartouches, ménagez ces réserves. La nuit, silence mortel : " Hourra! " est la grande parole russe, mais la crier inopportunément serait bête. Transmettez mes saluts aux Colodiens et aux Jitomiriens. Dieu vous donne le succès! Avec la baïonnette, frères, piquez ferme; souvenez-vous. "
L'allocution fut souvent interrompue par les larmes. Une forte émotion étreignait officiers et soldats qui pleuraient. Dragomiroff, baisa le drapeau, embrassa le porte-drapeau et salua tous les officiers; puis,il se découvrit et s'écria :
" Restez tous bien portants! Que Dieu vous donne le succès et revenez à bon-port ! "
Puis le train repartit et l'illustre général retourna dans sa propriété de Konotop, accompagné du général Roussanoff, commandant la 14e division.

Le Petit Journal illustré du 23 Octobre 1904