A L'HALLALI

Un enfant blessé par un cerf en forêt de Chantilly
Il ne faudrait pas dire de la chasse à courre ce qu'on dit de la chasse ordinaire - de la chasse tout court - qu'elle est un sport. La chasse à courre est un Art, chacun sait ça. Les anciens veneurs français en avaient même fait une Science, une science très compliquée, qui faisait partie de, l'éducation des gentilshommes. L'art de forcer le cerf, qui constitue, du reste, la chasse à courre par excellence, est éminemment français, et c'est pourquoi la chasse à courre s'est toujours appelée dans les autres pays « la chasse française ».
N'en déplaise à MM. les Anglais, qui ont la prétention de pratiquer mieux que qui que ce soit le noble art de vénerie, c'est encore en France qu'on trouve de nos jours les plus beaux équipages et les piqueurs les plus habiles.

***
Au surplus, une des raisons qui assurent la suprématie de nos équipages français sur tous les autres, c'est l'excellence de nos piqueurs. Ils ont, pour la plupart, gardé les grandes traditions d'autrefois. Ils ne se contentent pas de savoir sonner du cor en artistes, ils sont actifs, agiles et robustes à la fois. On en cite encore souvent qui sont doués d'une telle longueur d'haleine qu'ils peuvent, au milieu de leurs chiens, suivre à pied la chasse la plus langue et courir tout un jour sans s'essouffler.
La race n'est pas abolie, en France, de ces piqueurs fameux, de ces La Plume, de ces Racot, de ces La Rosée, dont le marquis de Fondras a conté la glorieuse histoire dans ses livres de vénerie.

Et ce sont les dignes héritiers de ces illustres piqueurs qui perpétuent la renommée des grands équipages français d'aujourd'hui

La vénerie a ses lois et son langage. Les premières forment , un code qu'il serait trop long de résumer ici; le second est tel que les profanes n'y sauraient comprendre goutte. Les termes techniques et les expressions pittoresques y abondent. Ainsi, on dit le massacre d'un cerf, et non son bois ; sa nappe, et non sa peau. On dit qu'il débuche, quand il quitte la forêt pour se jeter dans la plaine; qu'il se forlonge, quand il prend beaucoup d'avance sur les chiens ; qu'il fait un hourvari, quand il revient sur ses pas; qu'il se relaisse, quand il se repose; qu'il bat l'eau, quand il se jette dans un étang.
Aussitôt qu'on voit la bête, on crie Taïaul! Et chacune des phases de la chasse est accompagnée d'une sonnerie spéciale que les piqueurs lancent à pleins pavillons.
Les amateurs de ce plaisir violent vous diront qu'il est fécond en sensations fortes et en pittoresques spectacles; ils vous diront qu'il n'est pas pour eux de plus merveilleux tableau que celui de l'hallali.
Le cerf, affolé, épuisé par une longue course, s'est jeté dans un étang. On sonne le bat l'eau. Les cavaliers, les amazones arrivent, le dénouement du drame approche. L'animal sort de l'eau; ses jarrets raidis ne peuvent plus le porter. Il se retourne, fait tête aux chiens, les frappant de ses bois et de ses pieds de devant et leur faisant de graves blessures. C'est alors qu'on achève son agonie en le tuant, en le servant, veux-je dire, soit au couteau, soit à la carabine, car on ne doit jamais prolonger ses souffrances - et la malheureuse bête a bien assez souffert. On sonne alors l'hallali; on procède à la curée et le maître d'équipage fait « les honneurs du pied » à l'une des dames de la compagnie.
C'est cette cérémonie de l'hallali qui vient d'être attristée par un regrettable accident survenu au cours d'une chasse, en forêt de Chantilly.
Quelques habitants des villages d'alentour , avaient suivi la chasse en curieux. Le cerf venait de s'abattre. On allait le servir au couteau, lorsqu'il se releva brusquement et, se jetant sur les groupes qui contemplaient son agonie, il atteignit un enfant de dix ans qu'il blessa gravement au bras d'un furieux coup d'andouiller.
Ne serait-il pas souhaitable, pour éviter le retour de pareil fait, que l'équipage de chasse, à l'heure de l'hallali, tînt les profane à distance respectueuse de la bête mourante?

Le Petit Journal illustré du 20 Novembre 1904