A LA FRONTIÈRE D'ESPAGNE

Le duel Déroulède-Jaurès


Après maints échanges de télégrammes, voyages et entrevues de témoins, MM. Déroulède et Jaurès ont pu se joindre... et échanger deux balles sans résultat.
Pour ceux qui voient plus loin que le fait en lui-même, tout en se félicitant de l'issue de cette rencontre sensationnelle, ils y trouveront matière à réflexions originales.
Au surplus, il n'est pas inutile de rappeler la genèse de l'affaire.
Elle est née de l'incident Thalamas.
A propos de ce professeur, ennemi de Jeanne d'Arc, M. Déroulède fut pris à partie par le journal du leader socialiste: il lui adressa, aussitôt, une virulente dépêche, dans laquelle il lui disait :
« Je vous tiens, vous, monsieur Jaurès, pour le plus odieux pervertisseur de consciences qui ait jamais fait, en France, le jeu de l'étranger... »
M. Jaurès, du tac au tac, répondit par un cartel en règle.
M. Déroulède, exilé, ne pouvait mettre le pied sur la terre française, sans s'exposer à de graves pénalités. Les témoins, d'un commun accord, convinrent que la rencontre aurait lieu sur territoire espagnol, aux environs de Saint-Sébastien, lieu d'exil de M. Déroulède.
Mais on comptait sans les autorités espagnoles. Le duel est interdit par la Loi en Espagne, - comme en France d'ailleurs, - mais avec cette différence qu'en Espagne le gouvernement qui a la charge de faire respecter la Loi, connaît son devoir.
La police espagnole prit les mesures les plus sévères pour empêcher la rencontre, et force fut aux témoins des deux adversaires de se rendre compte qu'il serait impossible de régler le différend dans la patrie du Cid.
Que faire, alors ?...
Voilà les témoins fort perplexes. Mais M. Jaurès n'est pas embarrassé pour si peu... M. Jaurès ne connaît plus d'obstacles à ses volontés.. .
- L'Espagne se refuse à me servir de champ clos dans ma querelle avec M. Déroulède, se dit le Jupiter socialiste, eh bien !... on se battra en France...
- Mais, en France, le duel est défendu par la Loi...
- Rien n'est défendu à moi, Jaurès.

- Mais M.Déroulède ne peut pénétrer sur territoire français sans enfreindre le jugement de la Haute-Cour, qui l'a exilé...
- Qu'à cela ne tienne l... J'obtiendrai ce qu'on refuse toujours à l'exilé, même lorsqu'il s'agit pour lui des intérêts les plus précieux, des affections les plus chères... un sauf- conduit.
Et M. Jaurès envoie un ukase à-M. Combes . et M. Jaurès exige... Et M. Combes' accorde à l'omnipotent Jaurès, sans hésiter, le sauf-conduits qui, de par la volonté de M. Jaurès, permettra au proscrit, devenu son complice, toutes les facilités pour venir commettre, sur le sol de la République, un délit caractérisé.
Jaurès n'a eu qu'un signe à faire : "Aussitôt les effets du verdict de la Haute-Cour ont été suspendus, les articles du Code qui interdisent le duel ont été temporairement abrogés, et la gendarmerie, qui a pour devoir d'arrêter les duellistes, a organisé un service d'ordre comme sur le passage d'un souverain, autour du champ clos où M. Jaurès daignait violer, avec préméditation, les Lois de son pays."
C'est ainsi qu'à Béhobie, près de Hendaye, en face de la fameuse île des Faisans, et sous l'étroite protection de la police française, MM. Déroulède et Jaurès, assistés de MM. Guyot de Villeneuve et Henri Galli pour le premier, Gabriel Deville et Gérault-Richard pour le second, ont échangé deux balles sans résultat..
Sans résultat ?... quelle erreur!
Le résultat de cette rencontre est considérable, au contraire, et l'orgueil de M. Jaurès n'en saurait souhaiter de meilleur : le leader socialiste, qui aime à se voir qualifier, dans les couloirs de la Chambre, par ses thuriféraires, de «Régent de France », a trouvé là, en effet, l'occasion de manifester une fois de plus, bien hautement, sa toute-puissance et de montrer qu'il était au-dessus des « justes » Lois.
C'est M. Combes qui a joué le rôle du sacrifié.

Le Petit Journal illustré du 18 Décembre 1904