DANS LES TRANCHÉES DEVANT MOUKDEN
Échange de bons procédés entre adversaires
Là-bas, en Mandchourie, c'est la trêve
du froid. Depuis plus de deux mois, les positions relatives des deux armées
au Sud de Moukden n'ont guère changé.
En maints endroits, les lignes adverses, formidablement retranchées
et gardées, ne sont pas distantes de plus d'un mille; elles sont même
si rapprochées du côté de la gauche des Japonais, qu'en
maints endroits on entend ce qui se dit à haute voix de l'autre côté.
Il y a bien encore, de-ci de-là, quelques escarmouches, quelques conflits
d'avant-garde, quelques bombardements isolés ; le crépitement
de la fusillade et des shrapnels n'a jamais cessé. Parfois, les grenades
lancées à la main viennent éclater jusque dans les retranchements.
Mais les jours d'accalmie sont fréquents. On attend, on s'observe,
quelquefois même on se rapproche, et ces hommes, qui se fusillaient
hier et qui recommenceront à s'entre-tuer demain, en viennent à
des rapports de bon voisinage.
Le fait n'est pas nouveau. On l'avait constaté il y a cinquante ans,
pendant la guerre de Crimée, et l'on a rappelé souvent que la
cordialité des rapports entre les soldats russes et français,
alors adversaires, dataient pourtant de cette époque.
L1 faisait, cette année-là aussi, un froid terrible et tel qu'on
en avait rarement ressenti en Crimée. Les soldats demeuraient terrés
au fond de leurs retranchements et, dans les intervalles des attaques, ils
se rendaient quelquefois de cordiales visites.
La façon dont on s'y prenait pour se renseigner sur les dispositions
de l'adversaire était assez originale : on élevait un shako
au bout d'une baïonnette. Si aucune fusillade n'en saluait l'apparition,
si les Russes, au contraire, s'empressaient
de répondre par un geste pareil, on se risquait hors de la tranchée
et bientôt on fraternisait, on s'offrait du tabac, on vidait en commun
les gourdes de tafia.
Ce sont des relations du même genre qui se sont établies ces
temps derniers, d'abord aux environs de Liao-Yang, où Russes et Japonais
allaient puiser au même puits et souvent dans les mêmes bidons
; puis, devant Moukden, où les adversaires de la veille ont échangé
cadeaux et politesses, ainsi que le montre notre gravure.
N'est-il pas pénible de penser qu'en dépit de ces intermèdes
fraternels tous ces braves gens, si vaillants, si courageux de part et d'autre,
vont recommencer à s'exterminer dès les premières approches
du printemps? Et vaut-il pas mieux souhaiter que ces manifestations de fraternité
soient un acheminement vers la paix ?
Le Petit Journal illustré du 22 Janvier 1905