LA FIN D'UNE BONNE FRANÇAISE
Le Président de la République devant
le cercueil de sa mère
Mme Loubet, mère du Président de la
République, est morte à Marsanne 15 Janvier, au moment même
où s'ouvrait la crise ministérielle, et le Président,
retenu par les lourds devoirs de sa charge, n'a pu partir assez tôt
pour recueillir son dernier soupir.
Il est arrivé à la ferme familiale le matin même des
obsèques. Une dernière fois, avant que le cercueil fût
clos pour l'Éternité, il a pu contempler les traits vénérés
de celle qui fut le modèle des épouses, la plus noble et
la plus admirable des mères. Les derniers devoirs rendus à
sa mère adorée, le Président de la République
a dû regagner Paris et se replonger, en dépit de sa douleur,
dans le tourbillon des affaires politiques que M. Combes semblait avoir
embrouillées le plus possible à dessein.
Mme Loubet avait quatre-vingt-douze ans. Sa vie entière s'était
écoulée dans sa jolie ferme de Marsanne. C'était
tout son horizon. La vaillante femme n'était heureuse que là,
dans la petite chambre où étaient nés ses enfants.
Jamais un soupçon de vanité n'avait effleuré son
âme: quand on vint lui apprendre que son fils était appelé,
par le Congrès, à la présidence de la République,
elle n'eut qu'un cri de regret :
- Mon Dieu ! dit-elle, je ne le voyais guère, mon Émile
! A présent, je ne le verrai plus du tout...
Et Mme Loubet ne changea rien à sa vie coutumière, frugale
et simple. Elle continua de vaquer aux travaux de sa ferme, de pétrir
son pain, de traiter ses serviteurs avec la même bonté familière
et de semer autour d'elle les bienfaits de son coeur charitable.
Paris n'avait pour elle nulle attirance. Les splendeurs de l'Élysée
ne disaient rien à son esprit. C'était trop loin... trop
compliqué et ça ne pouvait valoir, pour elle, le charme
de l'existence si douce et si calme en son cher village de Marsanne.
Montélimar, déjà, l'effrayait... C'était tout
un voyage. Quand le Président de la République accomplit
sa première tournée officielle, on eut toutes les peines
du monde à décider sa mère a venir jusqu'au chef-lieu.
Elle se laissa emmener cependant, non pas sous l'influence d'un sentiment
d'orgueil, mais pour faire plaisir à son fils.
Elle avait mis son bonnet des jours de fête et, on l'avait installée
sur une estrade, derrière le mur, dans l'intérieur de la
préfecture, d'où elle pouvait voir arriver le nouvel élu.
Lorsque apparut à ses yeux la calèche présidentielle,
elle envoya de la main à son fils un bonjour familier, et lui,
sautant de la voiture et montant rapidement les marches de l'estrade,
alla se jeter dans ses bras.
Il y eut, là, un moment d'émotion profonde qui étreignit
tous les curs.
Mais la digne fermière n'en garda qu'un souvenir ému. Elle
ne vit que le geste de son fils, elle ne sentit que son baiser ; les acclamations
de la foule ne suscitèrent pas en elle la moindre vanité.
Ainsi, dans le calme des champs, s'est accomplie la noble et belle existence,
toute de modestie, de travail et de charité de cette noble et bonne
Française.
Le Petit Journal illustré
du 29 Janvier 1905
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