LA JACQUERIE DANS LES PROVINCES RUSSES

Invasion d'un château par des paysans russes révoltés


Au milieu du quatorzième siècle, la France vit un terrible soulèvement, qui a gardé dans l'histoire le nom de Jacquerie.
Les paysans étaient alors affreusement misérables. Aux exactions de leurs seigneurs s'ajoutaient les brigandages des gens de guerre et les violences des Anglais qui avaient envahi nos campagnes. Les nobles étaient impitoyables. « Jacques Bonhomme, disaient-ils, est un animal patient ; Jacques Bonhomme ne lâche pas son argent, si on ne le roue de coups, mais il paiera, car il sera battu... » Plus on maltraitait les Jacques, plus ils étaient dociles, selon le proverbe bien connu :


Oignez vilain, il vous poindra ;

Poignez vilain, il vous oindra.


A la fin, l'animal patient devint enragé et se prit à mordre. Cent mille paysans, prenant pour chef l'un d'entre eux, Guillaume Callet, s'armèrent de bâtons ferrés et de couteaux, dans la Picardie, la Champagne, la Brie et la Beauce. Une ardeur de vengeance poussait cette multitude contre la noblesse. Les Jacques incendièrent les châteaux et massacrèrent tout, hommes, femmes et enfants. Il fallut lever des troupes, armer contre eux les compagnies bourgeoises des villes. On les traqua ; des milliers furent tués dans diverses rencontres; les autres furent décimés par les supplices ou dispersés par la terreur.

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La Russie va-t-elle connaître ces horreurs?
Les paysans ont été les premières victimes de le guerre. La mobilisation a amené la tristesse et la ruine dans maintes familles. En outre, les événements politiques ont eu leur retentissement jusque dans les moindres villages.
Les agitateurs vont à travers les campagnes prêchant le soulèvement et la révolte.
Le pope Gapone a adressé aux paysans un manifeste virulent :
« Emparez-vous de la terre, leur dit- il, transformez la en propriété commune, propriété du peuple entier, partagez-la en lots égaux, arrangez-vous pour vivre suivant la vérité et suivant la justice, suivant votre volonté, celle du peuple entier, et non pas suivant la volonté des autres, du tsar, des nobles et des fonctionnaires.

» Préparez-vous d'avance à cette insurrection armée pour ne pas être pris à l'improviste, pour remporter la victoire définitive.»
Ces exhortations à la rébellion ont déjà' été suivies d'effets :

Des bandes de paysans parcourent les provinces de Smolensk, d'Orel, de Koursk, de Tchernigof, de Kief et de Penza. Ils se présentent aux propriétaires avec d'ultimatum suivant : « Nous venons reprendre nos terres ; ne craignez rien, nous ne toucherons pas à vos personnes. » Si le propriétaire proteste, on le place dans un chariot et on l'envoie, à la ville voisine; s'il se cache ou résiste, les paysans saccagent le domaine. Les distilleries, les raffineries sont aussi pillées et incendiées

De nombreuses propriétés seigneuriales ont été saccagées et pillées, dans d'autres régions. Le château de Badein, situé près de Dadga, (province de Vitebsk), a été envahi par des paysans armés de hache, qui ont commis des actes de sauvagerie.

Le château, qui est construit en pierre, n'a pas été brûlé; mais les dépendances, qui étaient en bois, ont été incendiées et le mobilier détruit à coups de hache.

Ont été également pillées et incendiées, dans la même région, les propriétés du baron Fitinhoff et du comte Plater.

Le beau domaine de Constantinovo a été sauvé par le courage et la présence d'esprit de sa propriétaire. Cette jeune femme, restée seule au château, car son mari, qui est officier, est parti à la guerre, au lieu de céder à la panique et aux prières de son entourage l'exhortant à fuir, télégraphia à son parent, maréchal de la noblesse de la province, de lui envoyer du secours. La bande de pillards, armée de haches, s'arrêta, interdite, en voyant trente soldats, accourus en toute hâte, la coucher en joue. Et le danger fut ainsi écarté sans effusion de sang.

L'insurrection gagne du terrain. De toutes parts on signale la présence de bandes armées. Plusieurs gouverneurs prévoient l'explosion, dans la région du Volga de terribles émeutes que la police et les troupes, trop peu nombreuses, seront impuissantes à réprimer. Ils jugent que l'unique moyen de conjurer le danger consisterait à satisfaire partiellement les réclamations des paysans en augmentant leurs lots de terre actuels.

Il faut espérer que ces concessions seront suffisantes pour enrayer l'insurrection qui commence, et que la Russie, déjà si cruellement éprouvée par, la guerre, n'aura pas à subir des horreurs d'une révolution.

Le Petit Journal illustré du 2 avril 1905