PERTE DU CANOT AUTOMOBILE
« CAMILLE »
DANS LA COURSE ALGER-TOULON
Périlleux sauvetage de Madame du Gast
par les vaillants marins du « Kléber »
En dépit des avertissements qui eussent dû
se dégager des récents essais de navigation automobile en mer,
lors de l'exposition de Monaco, les promoteurs de la course Alger-Toulon ont
poursuivi jusqu'au bout la réalisation de leur projet téméraire.
Mais, comme on l'avait trop justement prévu, l'épreuve devait
avoir une fin malheureuse.
Six canots automobiles sont au fond de l'eau...
Voilà le bilan de cette course organisée à grand fracas
et précédée de joyeux banquets où péroraient
des ministres et où paradait le monde officiel
Sans le dévouement des équipages de la division de la Méditerranée,
dont les bâtiments escortaient les canots concurrents, il est trop certain
qu'on aurait à déplorer aujourd'hui la mort de tous ceux qui
les montaient.
L'un des incidents les plus dramatiques de la course a été le
sauvetage de l'équipage du Camille, et, en particulier, celui
de sa propriétaire, Mme du Gast, par les marins du Kléber.
Voici comment notre confrère M. Frantz Reichel, qui en fut le témoin,
oculaire, en a fait le poignant récit
« Il était midi, et la mer, qui semblait s'être calmée,
enflait, à nouveau. Deux concurrents restaient en course, le Quand-Même
et le Camille, ce dernier marchant avec une grande avance, à
une allure superbe qui arrachait des cris d'admiration à tous les officiers
du Kléber, et si joliment bleu sur la vague verte.
Sur l'ordre du commandant Paupie, qui fut un chef remarquable, nous venions
de piquer à nouveau vers le Sud pour prendre des nouvelles de l'arrière-garde
et, depuis deux heures, nous voguions ainsi sur une mer qui s'en allait grossissant
d'une façon alarmante, quand tout à coup la tempête se
déchaîna. Ce fut effroyable et, alors, la peur nous prit. On
vira précipitamment de bord, et nous voici partis à la poursuite
du Camille. A cinq heures quarante-cinq de l'après-midi, nous
l'apercevons, minuscule, à côté de son contre-torpilleur
arrêté. Le Dard, depuis deux heures, travaille en pure
perte à le secourir. D'ailleurs, nous arrivons à temps. Tout
l'équipage de la frêle coquille d'acier est sur le pont. Le lieutenant
Menier à la barre ; Mme du Gast est à son côté;
les quatre hommes ont la ceinture de sauvetage et, accrochés sur le
canot, ils attendent les secours... avec quelle anxiété ! La
tempête souffle avec rage, les vagues sont énormes, affolantes!
Il semble impossible d'approcher, sans la briser, de la frêle embarcation.
- La baleinière à la mer! crie le commandant.
Sept braves se précipitent et, au milieu de notre silence ému
et respectueux, les sept volontaires se livrent à la vague. Quelle
scène d'angoisse !Dix fois, la vague haineuse les rejette sur le flanc
du croiseur où ils manquent de se briser. Dix fois ils repartent. Ils
s'éloignent enfin, entraînant à leur suite un câble
qu'ils jetteront au Camille
que le vent a entraîné à 400 mètres de nous. La
baleinière disparaît dans le creux profond du flot, monte à
la crête des vagues, nous la voyons, nous la perdons de vue. Couchés
sur les avirons, les six hommes luttent désespérément;
mais le poids qu'ils traînent est trop lourd. Ils abandonnent et reviennent
à nous.
Le Camille s'est encore éloigné de nous. Oh! ce spectacle
terrifiant de cinq hommes et d'une femme livrés à un tel danger,
lorsqu'on se sent impuissant ! On a jeté à la baleinière
un nouveau cible plus léger, et les sept braves repartent une fois
de plus. Dans un effort suprême, ils approchent du Camille et
n'en sont plus qu'à quelques mètres. Nos coeurs sont étreints
d'une douloureuse émotion. Sauvés! Mais non ! La baleinière
n'avance plus ; la mer veut sa proie; la vague et le vent entraînent
la baleinière à la dérive les hommes faiblissent, la
tâche est au-dessus des forces humaines. Nous perdons espoir, et eux,
les malheureux, par quelles affres doivent-ils passer ? Le commandant rappelle
la baleinière et l'embarcation de secours remonte au flanc du Kléber.
On va tenter autre chose. Le Kléber s'éloigne, décrit
une courbe et pique droit sur le Camille qui devient presque invisible
dans la nuit qui accourt. Manoeuvre admirable. Le Kléber arrive
si près du pauvre petit canot, qu'il le heurte légèrement.
Penchés aux bastingages, nous voyons l'équipage lever dans un
geste de désespoir les bras au ciel. Il s'était vu couler; tous
avaient cru que leur dernière heure était venue. Dix cordages
s'abattent. Le lieutenant Menier en saisit un, un homme en saisit un autre;
le Camille est au flanc élevé du Kléber.
On jette des échelles de corde. C'est par là qu'il faut, aux
naufragé gagner le salut. Mme du Gast veut passer la dernière;
le lieutenant Menier doit la menacer de lâcher les amarres pour la décider
à monter. Mme du Gast se lève et s'efforce de happer au passage
l'échelle dont les flots l'approchent et l'éloignent sans cesse.
Elle la saisit; mais trop bas et la voici suspendue au-dessus de la, vague.
La malheureuse ! Nous percevons deux cris : « Ah! ah! Je lâche
! je lâche !» Alors quatre hommes bondissent du Kléber
: Foulon, second maître d'équipage; Riou, maître de manoeuvre
; Mignotte, quartier-maître et Loury, matelot. Ils dégringolent
l'échelle et le premier d'eux saisit Mme du Gast. Il s'efforce de l'élever.
« -Courage! »
Lui crions-nous. Ces secondes
sont des siècles d'horreur. Un nouveau cri, celui-ci, affreux. A bout
de forces, l'homme a lâché; Mme du Gast est tombée à
la mer. C'est la catastrophe. Derrière elle, deux hommes , se sont
précipités à l'eau : Foulon et Mignotte. Ils saisissent
Mme de Gast et, avec elle, s'accrochent au bord du Camille.
- Un câble crient-ils.
Nous les voyons à peine dans les ténèbres qui nous enveloppe
et ce drame dans le noir est épouvantable à vivre. Les deux
hommes réussissent enfin, aidés du quartier-maître Riou,
à ceinturer Mme du Gast que dix bras vigoureux hissent à bord
du kléber. Elle est sauvée; elle n'est pas évanouie;
très fatiguée seulement, mais ayant toute sa présence
d'esprit. Il faut l'entraîner pour lui prodiguer des soins, car elle
veut à tout prix voir sauver ses compagnons d'aventure.
Un à un, les hommes du Camille ont regagné le bord du
kléber et, en dernier, le lieutenant Menier, qui fut tout simplement
admirable. Et quand ils furent tous sauvés, enfin soulagés,
nous avons pu pleurer de joie. Quant au Camille, pris en remorque,
il brisait son amarre à neuf heures; on le vit disparaître au
loin dans la mer que fouillaient les projecteurs du Kléber parti
dans la nuit aux nouvelles des autres concurrents d'Alger-Toulon.
Leur sort n'avait été ni moins tragique ni moins émouvant...
»
Le Petit Journal illustré du 28 Mai 1905