LES SOLDATS MOISSONNEURS
Cette année, les
cultivateurs de la Beauce, du Valois, de l'Île-de-France, se sont
trouvés en face de graves difficultés lorsqu'est arrivée
l'époque de la moisson.
Outre que l'état des récoltes abattues par les mauvais temps
ne permettait pas l'emploi des machines agricoles, les ouvriers belges,
« les piqueteurs », qui viennent chaque année offrir
leurs services à nos agriculteurs, manifestaient cette fois des exigences
excessives.
Aux environs de Paris, ils réclamaient jusqu'à cent francs
par hectare moissonné, alors que les années précédentes,
le même travail était payé quarante francs.
Un cultivateur, que nous avons interrogé à ce sujet, nous
a ainsi formulé son opinion :
- Dans tout le pays compris au Nord de la Loire, nous sommes, pour les travaux
de la moisson, à la merci des ouvriers belges. Les lois qu'on fait
en France, toutes les modifications qu'on apporte à notre vie économique
tendent à attirer l'habitant des campagnes vers les grands centres.
Le villageois se refusent énergiquement à travailler la terre.
Ce sont donc les Belges qui viennent moissonner nos blés. Ils quittent
leur pays vers juillet, gagnent d'abord les environs d'Orléans, puis
ils remontent vers la région parisienne et gagnent enfin la Picardie
qui est leur troisième et dernière étape.
Les Belges étant maîtres chez nous et sachant que nous ne pouvons
nous passer d'eux, auraient bien tort de ne pas nous imposer leurs conditions;
mais le mouvement actuel a une autre cause plus directe. L'emploi des machines
agricoles, faucheuses, batteuses, lieuses, etc., tend de plus en plus à
se généraliser. Mais ces machines, qui rendent des services
incontestables, ne peuvent plus fonctionner quand les blés sont couchés.
Dans ce cas, il faut absolument faire faucher par des moissonneurs. Eh bien,
cette année, la « verse » a été particulièrement
intense, d'abord en raison du grand nombre d'orages qui ont éclaté
sur notre région, ensuite à cause d'une maladie des céréales,
le « piétin », maladie connue depuis fort peu de temps
et qui est provoquée par un microbe. Or, les blés atteints
du piétin versent tout comme s'ils avaient été couchés
par l'orage.
Les moissonneurs veulent donc prendre aussi leur revanche sur les machines,
et c'est pourquoi ils ont demandé que leurs salaires soient relevés
dans de très fortes proportions:
Voici donc les causes du conflit. Elles sont les mêmes au Nord et
au Sud de Paris. Les cultivateurs de l'Aisne et de la Somme en souffrent
autant que ceux d'Eure-et-Loir.
- Il y a dix ans, nous disait l'un d'eux, nous trouvions facilement, à
des prix raisonnables, les moissonneurs nécessaires. Aujourd'hui,
las bras manquent à l'agriculture. Les ouvriers préfèrent
rester dans les usines d'où ils sortaient autrefois l'été
pour faire la moisson. Et pourtant les plus habiles ne gagnent à
l'usine, avec leur femme, que quarante-cinq à cinquante francs par
quinzaine, alors qu'en faisant la moisson, le même ménage pouvait
gagner au moins cent cinquante francs dans le même laps de temps...
Et notre interlocuteur ajoutait avec un sourire mélancolique
- Je me demande bien souvent si, à l'exemple des pays neufs, nous
ne serons pas obligés sous peu de nous servir de la « main-d'oeuvre
chinoise ».
***
On le voit, l'abandon de la terre, contre lequel le Petit Journal
s'élevait récemment encore, produit les plus tristes résultats
;et, par le fait que l'ouvrier des campagnes se rue de plus en plus vers
les villes, nos cultivateurs, tributaires des travailleurs étrangers,
se voyaient forcés, cette année, ou de se ruiner en paiement
de salaires ou de laisser pourrir leurs blés sur pied.
Heureusement, une solution est apparue, celle à laquelle on recourt
toujours en France dans les cas désespérés. La moisson,
sous peine d'être gravement compromise, devait être faite rapidement.
Les cultivateurs se sont tournés vers le ministre de la guerre et
lui ont demandé le concours de l'armée. Et, il faut dire à
la louange de M. Berteaux, qu'il a compris l'urgence de la situation et
qu'il a su prendre, sans retard, une décision dont nos agriculteurs
français ne manqueront pas de lui savoir gré.
Donc, tous les ouvriers agricoles qui devaient être appelés
à faire vingt-huit jours pendant l'époque des moissons, obtiendront
un sursis, et, d'autre part, 18 p. 100 de l'effectif en ce moment sous les
drapeaux, choisis parmi les jeunes gens de la campagne, ont été
mis à la disposition des cultivateurs.
Ainsi sera conjuré le véritable péril national qui
résultait de l'impossibilité où se fussent trouvés
les agriculteurs de faire la moisson en temps voulu.
Une fois de plus, l'armée aura rendu au pays un service économique
dont l'importance est inappréciable.
Les habitants des campagnes, auprès desquels tente de s'exercer depuis
quelque temps l'action malsaine des antipatriotes, ne l'oublieront certes
pas ; et quand les Hervé, les Jaurès et tutti quanti
voudront répandre parmi eux leurs injures accoutumées contre
l'armée, ils se heurteront à une force contre laquelle rien
ne prévaut : celle de la reconnaissance.
Le Petit Journal illustré du 6 Août 1905