AU CRÉDIT FONCIER
Le tirage de la
Loterie de la Presse
La loterie, en France, a été jadis et pendant plus de trois
siècles, autorisée, patronnée et même exploitée
par l'État.
Des Italiens l'avaient apportée dans notre pays en 1533. Ils l'organisèrent
d'abord avec la permission royale, en payant une redevance au roi. Plus
tard, Louis XIV, dans un moment où la guerre et la famine avaient
vidé le Trésor, imagina de demander à la loterie les
ressources nécessaires pour le remplir. Mais la création officielle
de la grande loterie royale date du règne de Louis XV. Elle est due
à un aventurier italien, Jacques Casanova, qui en organisa magistralement
la publicité, et fit un « lancement » formidable.
Le règne de la loterie d'État se perpétua en France
durant près d'un siècle, interrompu seulement par la Révolution,
de 1793 à 1797.
Le gouvernement de Louis-Philippe l'abolit définitivement en 1836.
Depuis lors, la loterie ne reparut plus que de temps à autre, autorisée
seulement au profit d'oeuvres d'art ou de bienfaisance, nos moralistes officiels
ayant jugé que l'État, qui ne se fait, cependant, aucun scrupule
d'exploiter le Pari Mutuel, ne pouvait demander des ressources à
cet expédient financier. Des abus qui s'étaient produits dans
le fonctionnement de la loterie royale avaient fait, à celle-ci,
une mauvaise réputation, augmentée encore par le préjugé
d'immoralité qui s'attache à tout gain dû au hasard.
On craignait encore que la loterie eût, sur le peuple, une influence
démoralisatrice et qu'elle le déshabituât de l'effort
et du
travail. Enfin, on rappelait l'affolement causé, autrefois, par l'émission
des grandes loteries et les scandales qui éclataient à chacun
des trop nombreux tirages.
Mais, comme le disait si justement le Petit Journal, il n'en est
plus tout à fait de même, aujourd'hui, qu'en ce temps où
les loteries réveillaient par trop fréquemment les instincts
cupides d'un peuple sevré d'instruction et mal préparé,
par ce fait, à résister aux entraînements de la passion
du jeu.
***
Et le Petit Journal portait là un jugement que l'événement
a réalisé. Le premier tirage de la loterie de la Presse s'est
passé dans le plus grand calme. Deux cents personnes à peine
avaient pris place dans la salle des tirages du Crédit foncier. Devant
elles on brisa les scellés apposés sur les deux roues contenant,
la plus grande les numéros proprement dits, la plus petite les numéros
des séries. Des garçons remuèrent les roues et l'on
perçut distinctement, tant le silence était profond, le bruit
sec des petits tubes de cuivre contenant les numéros. Puis, deux
jeunes pupilles de l'Assistance publique furent amenés chacun devant
une des roues, et, la manche relevée au coude, ils plongèrent
le main à l'intérieur et en retirèrent chacun un de
ces petits tubes. Et M. Morel, gouverneur du Crédit foncier, ayant
extrait les numéros des tubes, prononça d'une voix ferme et
sonore:
« Le n° 2,174 de la série 77 gagne un million. »
Un frémissement léger passa sur l'assistance. Et le tirage
se poursuivit et s'acheva dans le même calme, sans que le démon
du jeu eût causé le moindre désordre et le plus petit
scandale.
Il y a donc à présent un millionnaire de plus sur notre globe
terraqué... « L'heureuse gagnante » est tout justement
une de ces braves cantinières auxquelles nous consacrons notre variété
d'aujourd'hui: Mme Hofer, cantinière au 28e dragons, à Sedan.
Le Petit Journal illustré du 13 Août 1905