LE CENTENAIRE D'AUSTERLITZ
Après la
bataille. - Les drapeaux pris à l'ennemi présentés
à l'Empereur
« L'Épopée », tableau de M. Jules Rouffet
L'Épopée, c'est cette période, la plus belle, la plus
glorieuse de notre histoire, qui commence avec la campagne de 1805 pour
aller jusqu'en 1811, époque où vont lui succéder les
expéditions malheureuses: l'Espagne et ses massacres, la Russie et
ses désastres, 1814 et l'invasion ; enfin, la chute de l'Aigle à
Waterloo.
Ces revers, nos ennemis d'alors se préparent à en célébrer
dans quelques années le centenaire. Ce fut pour eux « la guerre
de délivrance ». Ils en exalteront les souvenirs. Et ils auront
raison, car ces souvenirs-là sont de ceux qui honorent les peuples.
Mais nous ?... Verrons-nous donc passer indifférents ces centenaires
fameux : Austerlitz, Iéna, Wagram ?... Pour la satisfaction des misérables
intérêts d'une politique funeste, faudra-t-il oublier nos gloires
les plus hautes, celles qui devraient être inoubliables à jamais
?
A défaut d'une célébration officielle de l'anniversaire
de ces grandes victoires, qu'il nous soit permis, du moins, d'aider à
en raviver le souvenir au fond de tous les coeurs français, en consacrant
aujourd'hui notre « Variété» à cette merveilleuse
campagne de 1805 et en donnant à nos lecteurs la reproduction de
l'une des plus belles pages héroïques qui soient sorties du
pinceau d'un artiste, l'Epopée, de Jules Rouffet.
VARIÉTÉ
La Campagne de 1805
Le plan de Napoléon. - Ce qu'était la Grande Armée.
- Des rives de la Manche aux bords du Danube.
- Austerlitz. - Le regrettable oubli.
Il n'est point, dans l'histoire, expédition plus rapide, plus brillante,
que cette campagne de 1805 qui, en moins de trois mois, conduisit la Grande
Armée du camp de Boulogne jusqu'au fond de la Moravie.
Ce fut une marche triomphale dont tous les arrêts, toutes les victoires,
avaient été prévus, fixés d'avance, par le génie
de Napoléon.
A l'heure même où l'Autriche ouvrait les hostilités
en envahissant la Bavière dont l'Electeur était resté
fidèle à la cause française, l'empereur dictait d'un
seul jet son plan de campagne contre elle.
Et ce plan admirable prévoyait tout : l'ordre des marches, leur durée,
les lieux de convergence et de réunion des colonnes, les surprises
et les attaques, les divers mouvements de l'ennemi. Telles en étaient
la justesse et la vaste prévoyance que, sur une ligne de 200 lieues,
des lignes d'opération de 300 lieues de longueur furent suivies,
d'après les indications primitives, jour par jour, lieue par lieue.
Mais aussi quels soldats que ceux qui accomplirent cette extraordinaire
randonnée à travers l'Europe !
Cette armée, qu'on a justement appelée la Grande Armée,
était composée, par moitiés sensiblement égales,
d'une part de jeunes soldats engagés volontairement ou appelés
au service depuis 1801 ; d'autre part, d'hommes aguerris depuis plus de
cinq ans sous les drapeaux.
Les jeunes soldats qui formaient la moitié de la Grande Armée
n'étaient pas des conscrits. Ils avaient une moyenne de trois ans
de présence au régiment.
Aux camps de Montreuil, de Boulogne, d'Ostende, de Zeist , on les faisait
manoeuvrer de telle façon qu'à l'heure où il fallut
entrer en campagne leur entraînement se trouva parfaitement accompli.
Quant à l'autre moitié de l'armée, c'étaient
les vieux soldats de Marengo et de Hohenlinden. Certains avaient dix ans
de services et avaient fait les campagnes de la Révolution.
« Dans chaque régiment, dit M. Frédéric Masson,
on trouvait une trentaine de sous-officiers et de soldats ayant servi sous
l'ancien régime. Ils avaient en moyenne trente ans de présence
sous les drapeaux ; certains, quarante et un. Tous les officiers et tous
les sous-officiers avaient fait la guerre. »
« Cette armée de vétérans, ajoute le savant historien
de l'époque impériale, était commandée par des
généraux jeunes. Les cent quarante et un officiers généraux
avaient, en moyenne, quarante et un ans d'âge : il ne faudrait pas
croire, pourtant, qu'ils datassent tous, comme veut la légende, de
la Révolution. Soixante-trois avaient été officiers
sous l'ancien régime ; quarante, soldats.
» Tels furent les hommes qui allèrent à Austerlitz ;
tels ceux qui les menèrent ; et ce fut un homme de trente-six ans
qui leur montra la route. Il est vrai qu'il se nommait Napoléon...
»
****
L'empereur partit de Paris le 24 Septembre. Le 25, l'avant-garde de la Grande
Armée franchissait le Rhin. Le sergent François Lavaux, qui
fit toute la campagne, en a fixé la marche dans ses Mémoires
« Nous partîmes de Boulogne le 7 Septembre, dit-il. Nous traversâmes
l'Artois, la Picardie, la Champagne, la Lorraine et l'Alsace. Nous passâmes
le Rhin à Strasbourg pour gagner le pays de Bâle et Wittemberg.
De là, nous allâmes dans la Souabe à l'encontre de nos
ennemis qui nous attendaient aux environs d'Ulm, sur les bords du Danube.
» La première attaque eut lieu au pont de Kaysersbourg. C'est
là que j'ai vu l'empereur fait comme un diable. On aurait dit qu'il
avait traîné dans la boue. Il était méconnaissable,
tant il était couvert de fange. Lui-même a placé les
premiers plateaux sur le fleuve pour le passage de la troupe...
Avant ce combat dont parle le sergent Lavaux, avait eu lieu la rencontre
de Wertingen, le 8 Octobre, dans laquelle Murat et Oudinot avaient écrasé
l'avant-garde autrichienne.
Puis, c'est une série ininterrompue de succès : la prise d'Augsbourg
et du Gunzbourg ; la défaite d'une division ennemie à Memmingen
par le corps du maréchal Soult ; le combat d'Albeck où 6,000
Français battent 125,000 Autrichiens ; la glorieuse journée
d'Elchingen où le maréchal Ney conquiert son titre de duc
; enfin, le 17 Octobre, la capitulation d'Ulm, où le feld-maréchal
Mack,18 généraux, 1,500 officiers et 40,000 hommes se rendent
au maréchal Berthier.
C'est la première partie de la campagne. La seconde ne sera pas moins
rapide ni moins brillante.
Elle s'ouvre, le 24 Octobre, par l'entrée de l'empereur à
Munich.
Tour à tour, les villes d'Ebersberg et de Lintz ouvent leurs portes
; le 5 Novembre, Murat bat l'armée russe à Amstetten ; le
6e corps envahit le Tyrol et entre à Insprück. Le 13 Novembre,
l'armée française entre à Vienne, et c'est à
Schoenbrunn -à Schoenbrunn où doit s'éteindre sa descendance
- que l'empereur harangue ses troupes.
Le 28 Novembre, Davout entre à Presbourg.
Le même jour, Napoléon s'établit sur le plateau d'Austerlitz.
Les Russes occupent, en face de lui, le plateau de Pratzen. « Si l'ennemi
abandonne ces hauteurs, dit-il à ses officiers, il est perdu sans
ressources. »
Or, le 1er Décembre, l'armée russe quitte ses positions et
commence à défiler lentement sur sa gauche par une marche
de flanc, en prolongeant la droite de l'armée française.
Napoléon voit ce mouvement avec une indicible joie : « Demain
au soir, cette, armée sera à nous, » dit-il. Et, dans
une belle proclamation où il divulgue à ses soldats son plan
de bataille, il s'écrie : « Cette victoire finira la campagne...
La paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi. »
Quelle veillée que celle d'Austerlitz ! Le soir du 1er Décembre,
l'empereur visite à pied les bivouacs de son armée. Les soldats
se portent au-devant de lui dans un mouvement d'enthousiasme spontané.
Des bottes de paille embrasées, fixées à la pointe
de plusieurs milliers de perches, éclairent cette scène grandiose,
et 80,000 hommes acclament leur chef.
Un vieux grenadier l'arrête:
« Empereur, lui dit-il, nous t'amènerons demain les drapeaux
et l'artillerie de l'ennemi pour célébrer l'anniversaire de
ton couronnement ! »
En entrant dans son bivouac, qui consistait en une mauvaise cabane de paille
sans toit que lui avaient élevée les grenadiers, Napoléon
déclara : « Voilà la plus belle soirée de ma
vie ; mais je regrette de penser que je perdrai bon nombre de ces braves
gens. Je sens, au mal que cela me fait, qu'ils sont véritablement
mes enfants... »
Le « soleil d'Austerlitz » n'est point une figure. Le 2 Décembre
1805 fut une belle journée d'automne. Le soleil se leva radieux,
en effet, sur ce jour anniversaire du couronnement impérial, où
allait se passer le plus beau fait d'armes du siècle.
A huit heures et demie, Napoléon parcourait à cheval le front
de bandière.
« Soldats, cria-t-il, il faut finir cette campagne par un coup de
tonnerre qui confonde l'orgueil de nos ennemis. »
Et, aussitôt, les chapeaux au bout des baïonnettes et les cris
de : « Vive l'empereur ! » donnent le signal du combat. Le maréchal
Soult s'empare des hauteurs de Pratzen et enfonce le centre de l'ennemi.
L'armée des Alliés, coupée en trois tronçons,
cernée dans des bas-fonds et des marais, trouve les Français
devant elle de toutes parts. Une canonnade épouvantable s'engage
sur toute la ligne. « Les Autrichiens et les Russes, dit le sergent
Lavaux, jetaient des cris abominables qui étaient capables d'ébranler
les voûtes du firmament... » C'était, suivant l'expression
même de l'empereur, un véritable combat de géants
A une heure après-midi, le succès n'était plus douteux.
« J'ai livré bien des batailles comme celle-là, disait
plus tard Napoléon, mais je n'en ai vu aucune où la victoire
ait été plus prononcée et les destins si peu balancés.
»
La droite des Russes, assaillie par Lannes, Bernadotte et Murat, est rejetée
sur Austerlitz ; le centre, écrasé par les, charges de l'artillerie
française,est mis en pleine déroute. La gauche, adossée
aux marais de Monitz, prise à revers par Soult, attaquée de
front par Davout, espère se sauver sur les étangs glacés.
Les fuyards s'engagent sur ces étangs. Mais l'artillerie française
brise la glace à coups de canon ; des milliers d'hommes sont engloutis.
Des hauteurs d'Austerlitz, les empereurs d'Autriche et de Russie assistent
à l'anéantissement de leurs armées.
L'ennemi eut 8,212 hommes tués, 15,129 blessés, 19,500 prisonniers,
dont 273 officiers, 10 colonels, 8 généraux, et perdit 180
pièces de canon, 152 caissons et plus de 50 drapeaux.
L'armée française, qui ne comptait que 80,000 combattants
contre 110,000 eut 1,293 hommes tués et. 6,955 blessés, dont
9 officiers généraux.
« Soldats, dit l'empereur dans la proclamation qu'il adressa, lendemain,à
l'armée, je suis content de vous; vous avez justifié ce que
j'attendais de votre intrépidité ; vous avez décoré
aigles d'une immortelle gloire ... La: paix ne peut plus être éloignée
.»
La paix, en effet, fut conclue le 26 du même mois à Presbourg....-
Mais l'empereur s'est-il trompé en parlant d'une « gloire immortelle
» ?..- Cent ans ont passé sur les hautes faits des soldats
de 1805 ; et, tandis que l'Angleterre fête encore Trafalgar, tandis
que l'Allemagne célèbre ses victoires de naguère et
d'autrefois, la France, elle, laisse s'évanouir sans un souvenir
l'anniversaire de la plus brillante campagne et de la plus belle victoire
dont un peuple se puisse glorifier.
LACARRE
Le Petit Journal illustré 3 Décembre 1905