LA PROCHAINE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE

Les principaux candidats
M. Loubet ayant affirmé sa volonté de se retirer, son septennat terminé, le Congrès se réunira le 18 Février pour lui élire un successeur à la Présidence de la République.
Déjà les pronostics vont leur train, les groupes s'agitent ; on pèse les chances des différents candidats.
Combien sont-ils ?... On ne pourra le dire exactement qu'à la veille, que le jour même, peut-être, du Congrès. Mais, dès à présent, il est possible de signaler ceux que leur haute situation politique, leur passé, leurs travaux, désignent plus particulièrement aux suffrages du Parlement.
Voici donc, à notre avis, les quatre principaux candidats entre lesquels se partageront les chances de l'élection. Nous les donnons dans l'ordre alphabétique pour bien spécifier que nous ne pronostiquons en faveur d'aucun d'entre eux.

M. Léon BOURGEOIS
M. Léon Bourgeois a cinquante-quatre ans. Successivement préfet, député, ministre, président de la Chambre, il a appliqué son activité à toutes les branches de l'administration et du gouvernement. En outre, M. Léon Bourgeois a été le délégué de la France au Congrès international de la paix, réuni à la Haye, sur l'initiative du tsar. Il a pris la plus large part aux travaux de cette grande conférence et y a tenu rang parmi les meilleurs orateurs.
La candidature de M. Léon Bourgeois à la magistrature suprême du pays n'est pas encore nettement déterminée. Les radicaux assurent qu'il se présentera aux suffrages du Congrès ; au contraire, les amis intimes de M. Bourgeois déclarent qu'il souhaite le repos et qu'il ne se présentera pas.
Quant à M. Bourgeois lui-même, il reste impénétrable. A plusieurs reprises il a, de son plein gré, interrompu sa carrière, préférant l'étude des questions où se complait son âme d'artiste ou les voyages aux plus hautes situations politiques. Puis, on l'a vu tout à coup reparaître dans l'arène et se rejeter dans la mêlée.
Que fera-t-il cette fois ?... Lui seul le sait.

M. Paul DOUMER
Aucune vie politique ne présente un labeur aussi prodigieux et aussi divers que celle de M. Paul Doumer. Tour à tour chef de cabinet de M. Constans, député, ministre, puis gouverneur de l'Indo-Chine, enfin président de la Chambre, il sut donner, l'exemple de la plus haute probité et les gages les plus éclatants de ses remarquables qualités d'administrateur.
Quand M. Doumer prit possession de son poste de gouverneur général de l'Indo-Chine, la situation budgétaire de la colonie était mal équilibrée ; un déficit considérable à combler alourdissait fatalement le budget de la métropole. Quelques années après, le budget de l'Indo-Chine était en excédent et M. Doumer avait accompli une ouvre admirable d'organisation et de développement industriel.
On peut dire qu'il a fait là-bas une révolution pacifique dont les résultats sont inappréciables. A des territoires aussi séparés les uns des autres par des rivalités intestines et des différences de races que l'étaient le Tonkin, l'Annam, le Cambodge et la Cochinchine, M. Doumer a apporté l'homogénéité et la centralisation ; il a apaisé les haines ; il a étendu l'influence française sur des peuplades oui n'en avaient point encore connu les bienfaits ; il a assuré, autant que le lui permettaient les faibles ressources budgétaires dont il disposait, la défense des côtes ; il a établi des réseaux de chemins de fer ; il a donné à l'administration centrale une cohésion, une vigueur et un ordre qu'elle n'avait pas avant lui, et l'on peut dire que c'est grâce à ses soins qu'une nouvelle France s'est constituée en Extrême-Orient.
Orateur de talent, remarquable écrivain (l'Académie française lui décernait récemment encore un prix pour son bel ouvrage sur l'Indo-Chine), patriote éclairé, M. Doumer est encore un père de famille modèle. Secondé par une femme admirable, il a dirigé lui-même l'éducation de ses huit enfants ; et les sentiments profondément français dans lesquels il a élevé cette belle famille justifient pleinement le bonheur qu'il a trouvé à son foyer.


M. Armand FALLIÈRES
On a dit de M. Fallières qu'il est « le poids lourd » parmi les candidats à la Présidence de la République.
Élu pour la première fois député en 1876, M. Fallières a été successivement sous-secrétaire d'État au ministère de l'intérieur, ministre de l'intérieur et président du conseil, ministre de l'instruction publique et de la justice. Il a été élu sénateur en 1890 ; et président du Sénat, en remplacement de M. Loubet, le 3 Mars 1899.
A ce dernier titre, il a présidé la Haute-Cour.
M. Fallières est parmi les sénateurs soumis à la réélection en Janvier prochain. Sera-t-il réélu ? On assurait récemment
qu'une opposition très énergique s'organisait contre lui dans son fief de Tarn-et-Garonne.
Cependant, supposons qu'il en triomphe le Sénat lui rendra-t-il son fauteuil présidentiel ?... C'est possible... Mais le Congrès l'élèvera-t-il à la présidence de la République ?...
Voilà ce qu'on ne saurait prévoir...
M. Fallières est à peu près sûr de sa majorité au Sénat ; mais il jouit, dit-on, de peu de sympathies au Palais-Bourbon.


M. Maurice ROUVIER
M. Maurice Bouvier a soixante-trois ans, et son ardeur, son activité sont infatigables.
Sa carrière d'homme politique a subi des intermittences qui cependant ne l'ont pas entravée. Après le 16 Mai, M. Rouvier était un de ceux à qui le plus brillant avenir était assuré. Pourtant il demeura dans l'ombre pendant plusieurs années.
De 1887à 1893, il tint presque sans interruption le ministère des finances, et, lorsque Carnot fut assassiné, on put croire un instant que M. Rouvier recueillerait sa succession. Mais, de nouveau, il rentra dans l'oubli.
En 1902, il en sortit pour prendre ce portefeuille des finances que nul n'a jamais tenu mieux que lui. Il le garda deux ans, puis l'échangea contre celui des affaires étrangères avec la présidence du conseil.
De là à la présidence de la République, il n'y a qu'un pas, et M. Rouvier serait, probablement, assez disposé à le franchir.
On assure pourtant que les batailles politiques commencent à lasser ce merveilleux lutteur. Il tient bon cependant, car il a la conscience très nette des services qu'il est appelé à rendre encore à son pays et il a, de plus, un fils qu'il aime et auquel il veut faire un brillant avenir.
Notons, en passant, que Mme Rouvier, artiste du plus rare talent, femme du monde accomplie, est, elle aussi, une précieuse collaboratrice, un soutien puissant, dans les moments de dépression morale, de fatigue physique et d'écoeurement, pour son mari.
Enfin, M. Rouvier ne manque pas de partisans. Un nombre assez imposant d'amis politiques soutiendra ses ambitions - ambitions qu'on ne saurait trouver illégitimes de la part d'un homme qui inspire la plus grande confiance au portefeuille français et qui est, dans toute l'acception du terme, un véritable homme d'État.

Le Petit Journal illustré du 17 Décembre 1905