A ALGÉSIRAS

L'arrivée des ambassadeurs marocains à la Conférence
Les débats de la Conférence marocaine s'ouvrent, cette semaine, à Algésiras. La petite cité andalouse à laquelle nous consacrons plus loin notre « Variété » a vu, depuis quelques jours affluer en ses murs toutes les illustrations de la diplomatie européenne.
Parmi tous ces délégués des puissances, il est une figure particulièrement intéressante, c'est celle de Sidi Mohamed Torres, l'envoyé du sultan du Maroc.
Sidi Mohamed Torres est le vrai type de l'ancienne et noble race des Maures d'Espagne. Son âge exact ? Il ne saurait sans doute pas le dire lui-même - il n'y a pas de registres de l'état civil pour les Marocains. On prétend cependant qu'il a de 70 à 75 ans.
Ayant déjà servi avec intelligence et fidélité le sultan Muley Hassan, il sert aujourd'hui avec non moins de fidélité et d'intelligence le sultan Muley Abd-ul-Aziz.
Depuis longtemps, il remplit à Tanger une fonction des plus délicates. Il y représente le sultan auprès des ambassadeurs étrangers - des Bachadours.
On ne saurait croire combien ce grand diplomate musulman, si fin, si astucieux, si rusé, a déployé de patience et de prudence, de persévérance et de perspicacité, de calme et de politesse, de philosophie et d'endurance pour traiter avec les diplomates de tous les pays, de toutes les races et de tous les tempéraments, sans risquer jamais une rupture complète avec un pays quelconque.
Le rôle qu'il aura à jouer à Algésiras est à la fois des plus importants et des plus difficiles. Il lui faudra déployer une activité extrême et en même temps savoir être le plus réservé des hommes. Il devra, tout entendre, étudier les propositions diverses, les doléances nombreuses de ses collègues européens, écouter ceux qui demandent beaucoup, ceux qui se déclarent satisfaits d'un petit résultat et ceux aussi qui ne sauraient prétendre à rien.
Sidi Mohamed Torres sera tenu d'être le plus fin des parlementaires, sans rien discuter à fond et avec tous les délégués, de faire entrevoir des solutions possibles, sans s'engager beaucoup sur ce terrain dangereux, car il lui sera impossible de prendre une détermination. Le sultan ne lui en donne pas la latitude. Sa mission est sans mandat précis et, même lorsqu'il exécutera les ordres de son maître, sa responsabilité sera énorme, car le sultan est fort réputé pour ses opinions successives.
Les instructions du maghzen, suivant une tradition déjà lointaine, manqueront de précision et, quant au Sultan, il se gardera de dire ni oui ni non, laissant son premier délégué en proie à des perplexités sans nombre en face des délégués européens. Sidi Mohamed Torres hésitera longtemps avant de se décider, dans la crainte de trop céder et de mécontenter son souverain. Certes, la mission de Sidi Mohamed Torres est peu enviable, qu'il s'agisse de sa responsabilité vis-à-vis du Sultan, ou de sa dignité vis-à-vis des Marocains qui considèrent que c'est un malheur pour un des leurs de mettre pied sur une terre chrétienne... comme Algésiras.

Le Petit Journal illustré du 21 Janvier 1906