LES SURVIVANTS DE LA CATASTROPHE
DE COURRIÈRES
Quelle odyssée lamentable et terrible
que celle de ces emmurés, de ces hommes et de ces enfants qui composaient
le groupe mené par Pruvost, ou de ce Berton qui demeura seul vingt-quatre
jours au fond le la mine, et qui après des tortures sans nom, parvinrent
enfin à revoir la lumière.
Rampant à tâtons dans une obscurité opaque et étouffée,
prisonniers des galeries mortes où leurs mains faisaient parfois
la découverte d'un cadavre, ils ont trouvé chaque jour au
bout de chaque piste un mur ou un éboulis. Ils ont rôdé
ainsi pendant des heures qu'ils ne pouvaient pas compter.
Les malheureux marchaient sur les corps entassés de leurs camarades,
se heurtaient dans l'obscurité aux éboulements, qu'ils dégageaient
tant bien que mal, tirant les pierres avec leurs mains pour se frayer
un passage. Les provisions recueillies étaient épuisées.
Heureusement, à ce moment, les mineurs errants rencontrèrent
une écurie du fond. Dans cette écurie, ils trouvèrent
des carottes et surtout de l'avoine et du coupage de paille de foin servant
à la nourriture des chevaux. Ils en mangèrent et en emplirent
leurs poches. De temps à autre, dans l'obscurité, on frottait
une allumette, dont certains mineurs étaient heureusement pourvus,
et on regardait l'heure à la montre de Nény. On calcula
ainsi les jours, d'après cette montre, mais sans songer qu'elle
avançait, et que la montre marchait plus de vingt-quatre heures.
Aussi, calculèrent-ils mal, et, lorsqu'ils remontèrent,
croyaient-ils n'être restés que quinze jours au fond ! Quand
l'avoine vint à manquer, certains mâchèrent des éclats
de bois arrachés aux boisages ; tous mangèrent la viande
d'un cheval mort au fond ; plusieurs sont remontés avec des morceaux
de cette viande pourrie dans leurs poches ! Comme boisson, l'eau faisant
défaut, ils burent leur urine ! Comment ont-ils pu résister
et au mauvais air et aux émanations pestilentielles des cadavres,
à cette nourriture effroyable ? C'est un problème que les
médecins eux-mêmes ne se chargent pas d'expliquer.
Aujourd'hui, ces « récapée
» , comme on les appelle dans le pittoresque et rude idiome du
pays, ont repris les forces perdues, et, pour leur retour a la lumière
et à la vie, ils ont eu l'émotion profonde de voir un
ministre leur apporter en personne la récompense de leur courage
et le témoignage d 'admiration du pays tout en entier.
A Pruvost, le plus ancien du groupe
héroïque, à celui qui guida ses camarades dans les
ténèbres, M Barthou a dit :
- Je suis heureux, et fier aussi, de vous apporter, avec mes félicitations
personnelles, les félicitations du gouvernement de la République.
Je vous remercie et je vous félicite du merveilleux courage que
vous avez montré en ces pénibles circonstances ; par votre
dévouement, par votre admirable présence d'esprit, vous
avez sauvé la vie de vos camarades. Mais ce n 'est pas seulement
l'acte de courage que vous avez accompli que la République me charge
de récompenser. Je vous apporte la croix de la Légion d'honneur
et je la donne en même temps qu'au vaillant que vous êtes,
au brave homme qui a trente ans de service dans la mine, au père
de famille, à l'ouvrier honnête et sérieux, probe,
estimé de tous, admiré par tous, qui a été
un parfait honnête homme et dont la vie entière de travail
et d'honneur est un exemple vivant. Vous vous êtes très bien
conduit pendant vingt jours au fond de la mine, mais vous vous étiez
toujours bien conduit. Je suis donc tout particulièrement heureux
au nom du gouvernement de la République de vous faire chevalier
de la Légion d 'honneur.
A Nény,qui, par son entrain,
sut relever le moral de tous et inspirer confiance autour de lui, le ministre
a parlé ainsi :
- Et vous aussi, vous vous êtes bien conduit ; vous avez fait plus
que votre devoir et vous avez encore ajouté à cet héroïsme
en faisant avec élan l'éloge de votre camarade Pruvost et
en le désignant vous-même . Si Pruvost a guidé ses
camarades dans la mine, vous, vous les avez soutenus par votre bonne humeur,
par vos paroles réconfortantes, par votre inlassable espoir. Vous
avez été leur soutien moral, vous leur avez conservé
l'espérance, vous les avez protégés contre leur propre
faiblesse. Le gouvernement est heureux de vous associer à M Pruvost,
et c'est au nom du Président de la République que je vous
fais chevalier de la Légion d 'honneur.
Enfin, M Barthou, s 'adressant à
tous les autres survivants, leur dit :
-Et vous tous, mes amis, vous avez été aussi de braves gens.
Dans cette terrible aventure vous avez tous payé de votre personne,
tous vous avez contribué au sauvetage de vos camarades. Vous êtes
dignes aussi d 'être récompensés. J'ai la joie de
vous annoncer que le gouvernement vous décerne à tous la
médaille d'or de 1er class, la médaille qui récompense
les grands dévouements et les belles actions des hommes courageux.
Et d 'une commune voix, les « récapés » répondirent
ce simple mot :
- Ch'est ben !
Que ce « c'est bien »
n'étonne pas nos lecteurs et ne leur fasse pas croire que les mineurs
ont manqué d'enthousiasme et se sont contentés d 'une sèche
approbation. Ce « c 'est bien » est, au contraire, chez ces
gens naturellement froids et peu enclins au sentiment, une exclamation
familière qui caractérise l'absolue satisfaction. Ce «
C'est bien » signifie qu'a leur avis il leur a été
fait pleine justice et qu'il sont contents sans arrière-pensée.
Puissent à présent se terminer au plus tôt les conflit
qui désolent cette région minière déjà
si éprouvée. Puissent les solution pacifiques intervenir
pour la prospérité de l'industrie et la tranquillité
des travailleurs ! Et ce sera alors le tour de la France entière
de dire :
- C 'est bien !
****
VARIÉTÉ
La vie du mineur
Les échappés de l'enfer. - Retourneront-ils au fond ? -
Le travail du houilleur. - La rentrée au coron. - La toilette.
- Joyeux dimanches. - Les sports et
les jeux. - Combats de coqs et de chiens ratiers. - Concours de pinsons.
- La cholette et la balle. - Le tir à l'arc. - Passe-temps salutaires.
Cette semaine encore, l'actualité est toute
entière au Pays Noir. Le retour inesperé miraculeux des
« récapés » a ranimé tout d'abord quelques
espérances timides à travers les corons et suscité
de nouveau la sympathie et l'intérêt de tous pour ces travailleurs
d'en bas, chez lesquels le stoïcisme et la volonté survivent
aux pires catastrophes.
Tous ceux dont la bienfaisance s'est exercée en faveur de ces échappés
de l'enfer ont émis le voeu qu'ils n'aient plus jamais à
courir des risques pareils. « Ils ont vu la mort d'assez près,
a-t-on dit ; à présent, tous, du vieux porion au plus jeune
galibot, tous doivent avoir droit au repos... »
Rien de plus légitime, assurément. Mais ce repos, s'il leur
est offert, s'il leur est assuré, les survivants l'accepteront-ils
?
Cela n'est pas certain.
Après la catastrophe, dans les premiers instants de l'épouvante,
des mineurs ont dit à quelques-uns de nos confrères que
s'ils exerçaient ce métier périlleux, c'était
faute de pouvoir en choisir un autre, mais qu'ils étaient houilleurs
malgré eux, à leur corps défendant.
Et les personnes qui ne sont point familiarisées avec les moeurs
des pays miniers, les ont crus sur parole et en ont conclu que l'attachement
du mineur à la mine était une légende.
Rien n'est plus réel, cependant,
et je gagerais bien que, parmi ceux qui sont sortis vivants de la fornaise,
il en est plus d'un qui en donnera la preuve en retournant bénévolement
au fond.
Il faudrait n'avoir jamais vécu dans un centre minier pour croire
le contraire.
- Si d'autres industries existaient dans la région, disait un de
nos confrères, les mineurs abandonneraient la mine pour y courir
en foule...
Eh bien ! mais n'existent-elles pas, ces industries ?... Et les hauts-fourneaux
?... et les verreries ?... Mais qu'y gagneraient-ils les mineurs ? Le
métier de puddleur est plus dur encore que le leur, et celui du
verrier, - du verrier qui vit absolument dans le feu - n'est pas plus
enviable.
Aussi les mineurs n'envient-ils pas, quoi qu'on en dise, le sort des autres
travailleurs. Leur métier est pénible, dangereux, soumis
aux risques des éboulements et des coups de grisou, mais ils aiment
leur métier, et, comme je le rappelais récemment ici-même,
en citant des exemples, ils en ont la fierté.
Au surplus, il faut détruire radicalement ces racontars absurdes
qui, trop longtemps, ont fait du mineur un ouvrier taciturne et sans cesse
mécontent de sa destinée. L'admirable exemple de volonté
donné par les « récapés » de Courrières,
l'humeur joviale et réconfortante de Nény, la confiance
inébranlable de Pruvost et de ses compagnons protestent suffisamment
contre une telle légende.
Le mineur est en général, au contraire, un bon vivant qui
ne se frappe pas à la pensée des périls qui le guettent
; et ces périls, il les affronte simplement, sans avoir l'air de
croire qu'il accomplit quoi que ce soit d'héroïque.
D'ailleurs, il faut bien le dire, si, de loin en loin, n'éclatait
quelque épouvantable sinistre comme celui de Courrières,
la profession du houilleur serait enviable pour bien des ouvriers.
Le mineur travaille toute l'année sans un jour de chômage
forcé et touche un salaire stable ou qui progresse sans cesse,
salaire supérieur à celui de bon nombre de corporations
ouvrières, qui supportent les pertes des mortes-saisons.
Il est logé presque pour rien, soigné gratis ; une pension
garantit la quiétude de ses vieux jours.
Rares sont les industries où les ouvriers sont ainsi assurés
de l'avenir. Et combien de travailleurs en redingote, de pauvres diables
d'employés voudraient avoir cette certitude du lendemain.
Mais il y a le revers de la médaille. Et c'est le travail pénible
dans les tailles ; c'est le danger qui guette le mineur, et qui éclate
tout à coup, répand la terreur et la mort et fait de la
mine un tombeau.
En attendant l'application intégrale
de la loi de huit heures, les mineurs ont pour l'instant une moyenne de
dix heures de présence à la mine et de huit heures de travail
au fond.
Quiconque a parcouru les centres miniers a pu les rencontrer souvent se
rendant à la fosse ou bien en revenant, parfois seuls, parfois
aussi par groupes de trois ou quatre.
Les bras écartés, le buste légèrement ployé
en avant par l'habitude qu'ils ont contractée de se courber dans
les galeries, ils vont d'un pas lourd, les pieds, nus souvent, dans d'épais
sabots garnis de paille.
Leur veste de toile, qu'ils désignent sous le nom de « jupon
», flotte, serrée à la taille, sur le haut du pantalon,
qu'une ficelle ferme aux chevilles pour empêcher la poussière
de charbon de leur monter aux jambes.
Ils sont coiffés d'une sorte de serre-tête qu'ils nomment
« béguin », par-dessus lequel ils portent la «
barrette », chapeau de cuir bouilli auquel s'adapte la petite lampe
à feu libre, qui ne devrait jamais être employée que
dans les grandes galeries où l'on est sûr de ne pas rencontrer
de grisou.
En bandoulière, la gourde de fer-blanc, où ils mettent généralement
du café additionné de genièvre, et la « malette
», sac aux provisions, qu'au départ ils emportent plein de
vivres.
Quand, la journée faite, le mineur rentre au « coron »,
son premier soin est généralement d'effacer les traces que
le travail a laissées sur son visage et sur son corps.
A cet effet, la ménagère fait chauffer sur le grand poêle
flamand qui ronfle dans la pièce d'entrée de la maisonnette,
un immense chaudron d'eau qu'elle vide ensuite dans la « cuvelle
». L'homme y entre et procède au grand lavage de la tête
aux pieds, à l'aide du savon noir.
C'est l'usage de ce savon qui décolore les cheveux des mineurs
et leur donne ce ton d'un blond filasse que des observateurs mal informés
ont pris pour un signe d'origine gauloise.
Parfois, cependant, avant de songer à se débarrasser de
la poussière de houille, le mineur éprouve le besoin de
reprendre sa pipe, dont il a été, privé depuis la
veille. C'est ainsi qu'on peut le voir, par les après-midi d'été,
accroupi dans une attitude qui lui est particulière, et qu'il peut
garder des heures entières, sans fatigue, fumer sa u « boraine
» au seuil de sa maison.Ces maisons des mineurs, dont la réunion
en petites cités porte le nom de « coron », n'ont le
plus souvent qu'un rez-dechaussée comprenant deux pièces
pavées de carreaux rouges soigneusement poudrés de sable
blanc. Un jardin de deux ares environ précède chaque maison.
Les compagnies louent ces habitations aux ouvriers de 3fr.50 à
6 francs par mois, c'est-à-dire qu'un seul jour de salaire suffit
au mineur pour payer son loyer.
***
Ces « corons » ne sont
point, comme on se l'imagine trop volontiers, des cités de géhenne
et de misère. Les dimanches, les jours de fête, la plus franche
jovialité y règne.
Ecoutez ce qu'en dit le poète Mousseron :
Qu'i fait gai dins les corons,
L'été, l'matin du diminche
In n'intind qu'rir's et canchons
Sitôt qué l'journée comminche.
C'est que, ces jours-là, le mineur s'éveille avec force
plaisirs en perspective.
Outre la bonne chère dont il n'est pas l'ennemi, loin de là,
il se passionne volontiers pour des jeux et des sports qui, pour la plupart,
sont particuliers à la population de nos houillères septentrionales.
Ce sont les combats de coqs, que, malgré la loi Grammont, on tolère
dans toute la région, et où les paris montent parfois à
des chiffres qui surprennent dans ce milieu ouvrier.
Une foule de mineurs suivent avec une véritable fièvre ces
luttes de gallinacés ; certains même ne se contentent pas
de regarder et de parier ; ils s'improvisent éleveurs et font battre
des coqs dont la valeur représente pour eux une semaine de salaire
qu'un coup d'éperon malencontreux peut réduire à
néant.
Ce sont aussi les concours de chiens-ratiers où l'on parie avec
non moins d'ardeur, et qui consistent à observer combien de temps
mettra un bull-dog, un griffon ou un fox-terrier pour casser les reins
à une demi-douzaine de rats.
Puis, ce sont les concours de pinsons, divertissement favori des mineurs,
et d'ailleurs beaucoup moins coûteux que les précédents.
Dans chaque maison de mineur, on peut voir, accrochée au mur, une
petite cage de forme étrange, montée sur de longs pieds.
C'est la « gaïole » où vit le pinson. Car tout
mineur qui se respecte possède un « pinson poseur »,
c'est-à-dire un pinson aveugle et capable de prendre part aux concours.
Ces assauts de chants de pinsons ont lieu dans nos communes septentrionales
en Mars, Avril, Mai et Juin. Les cages sont suspendues à un mur,
et devant chacune d'elles, se tient un juré qui, une règle
carrée d'une main, un morceau de craie de l'autre, marque les coups
de chant de l'oiseau. La palme appartient au pinson qui, en un temps donné,
aura de son gosier flexible, lancé le plus de « rou tiou
tiou pit'chouit ».
Ce sont là, semble-t-il, des amusements puérils. On ne saurait
croire cependant quelle importance y attachent nos mineurs; la lutte d'amour-propre
est telle qu'on en a vu qui, de dépit, tuaient le malheureux oiseau
parce qu'il n'avait pas chanté. Quant au prix qu'ils mettent à
la possession d'un bon pinson, il s'élève souvent jusqu'à
cinquante, soixante et même cent francs.
En été, le mineur se montre partisan des jeux de plein air.
Il « chole » le dimanche par les plaines, c'est-à-dire
qu'il s'exerce au jeu que nos aïeux appelaient la «soule»,
qu'on nomme à présent dans le Nord la « cholette »,
et qui consiste à lancer vers un but déterminé une
petite boule de cornouiller, au moyen d'une crosse d'acier fixée
au bout d'un fût de jeune frêne.
Ou bien encore, il joue à la balle, sorte de paume spéciale
à la région, où la raquette est remplacée
par des gants de bois recouverts de cuir, avec lesquels les joueurs «
rechassent » une petite balle lourde et dure, faite de graviers
enveloppés de peau.
***
Enfin, les mineurs septentrionaux
se récréent les dimanches d'été en tirant
de l'arc ; et ils se servent de cette arme primitive en dignes descendants
des archers flamands, si renommés au temps jadis.
Le tir à la perche est surtout en honneur ; il consiste à
abattre, à coups de flèches, des oiseaux de bois fixés
au sommet d'une perche, dont la hauteur est d'une trentaine de mètres.
Il n'est point, dans toute la région du Nord, de fête patronale,
de « ducasse » sans un tir à la perche, auquel sont
affectés de nombreux prix d'argent. Rien ne saurait empêcher
le mineur de s'y rendre, ni le travail, ni la misère ni même
la grève. La veille du jour, où éclata la grève
du Pas-de-Calais de 1902, c'était l'ouverture de la foire de Valenciennes,
et il y avait un important tir à la perche. En dépit de
la distance, du prix du voyage et des raisons toutes spéciales
qu'ils devaient avoir en pareille circonstance pour faire des économies,
un grand nombre de mineurs s'y rendirent.
- J'aimerais mieux ne manger que du pain pendant quinze jours, disait
l'un d'eux, que de ne pas prendre part à un si beau concours...
Ajoutez à tout cela l'amour inné du mineur pour la musique
(certains de ces modestes ouvriers sont de véritables virtuoses)
et son penchant pour la danse, et vous aurez une idée à
peu près complète de ce que sont les passe-temps de l'ouvrier
des houillères, passe-temps innocents et salutaires pour la plupart.
Pourquoi faut-il que l'horreur des catastrophes et les violences des crèves
viennent trop souvent interrompre et troubler l'existence de ces braves
gens, aussi ardents au plaisir qu'ils sont courageux au travail et héroïques
à l'heure du danger ?
La carre.
Le Petit Journal Illustré
du 15 Avril 1906
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