LE ROI BOIT !

Tableau de Jakob Jordaens ( musée du Louvre )
La fête de l'Epiphanie est de celles qu'on célèbre toujours avec entrain, car c'est, par excellence, la fête de la famille.
Nos bons aïeux lui donnaient un lustre tout spécial : ils aimaient rire à pleine panse et boire à pleins hanaps.
Quand le sort avait désigné le roi de la fève, il était d'usage, dès que le nouveau monarque levait son verre, de crier à tue-tête : « Le roi boit !... » Quiconque ne poussait pas ce cri était incontinent barbouillé de noir.
Et d'où vient, me direz-vous, cette tradition ?

Voici :

On prétend que les trois mages étaient entrés dans l'étable au moment où l'enfant Jésus tétait le sein de sa mère. L'un d'eux s'écria : « Le roi boit ! » Cette jolie fable suffisait encore, au cours du dix-septième siècle, pour expliquer à quelques âmes simples l'origine de la fête des Rois.
On eût fort surpris nos pères en leur prouvant que, dans les premiers siècles de l'Église, un jeûne austère aidait à la célébration de l'Épiphanie. Dès cette époque, pourtant, de bons chrétiens vidaient, à la suite, douze verres en l'honneur des douze apôtres. Il leur arrivait même d'y joindre les quatre évangélistes, quoi que ceux-ci fussent aussi parmi les apôtres ; c'était un prétexte à quatre verres de plus.
En l'honneur du roi boit, assura plus tard Estienne Pasquier, « chascun se desborde à boire, à marger, à danser ». Et, si pareille coutume est aussi vieille que robuste, peut-être faut-il chercher la raison profonde de son âge dans cette observation un peu crue que fit, au dix-huitième siècle, le pamphlétaire Sébastien Mercier : « Toute fête fondée sur la bâfre doit être immortelle ».

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Le célèbre peintre flamand Jordaens a, maintes fois, consacré son pinceau à l'illustration de la fête des Rois.
Né à Anvers en 1593 et mort dans la même ville en 1678, Jordaens était élève d'Adam van Noort, dont il avait épousé la fille.
Il travaillait, comme Rubens, en pleine pâte et en pleine lumière. Comme lui, il aimait les visages brillants de santé, les formes rebondies, les draperies somptueuses.
S'il n'a pas l'ordonnance majestueuse de Rubens, sa couleur est généralement plus chaude et plus dorée que celle du grand maître d'Anvers ; l'harmonie des lumières et des ombres est plus douce et plus grave, et l'oeil est rarement ébloui, dans ses tableaux, par des rouges éclatants et criards.
Avec une couleur aussi riche que celle de Rubens, il a une verve de caricaturiste digne de Téniers. Ce qui lui convient, ce sont les peintures de la grosse joie populaire, les assemblées de bons vivants chantant autour d'une table couverte de victuailles.
Aussi a-t-il reproduit, sans se lasser, le festin des Rois. Le musée de Bruxelles possède deux Rois boit de Jordaens. Il y en a à Brunswick, à Munich, à Valenciennes. Notre grand musée national possède une de ces pages - et l'une des plus parfaites - du célèbre peintre.
Sachant combien nos lecteurs aiment les reproductions des belles oeuvres d'art, nous avons saisi l'occasion de la fête des Rois pour leur donner la gravure du Roi boit, de Jordaens.

Le Petit Journal illustré du 6 Janvier 1907