APRÈS LA RAFLE
Le « panier à salade » au poste de l' Opéra
Les soirs de rafle ou les soirs d' émeute, le poste de l' Opéra reçoit de nombreux locataires.
Vous doutez-vous, belles dames aux toilettes brillantes, et vous, beaux élégants aux fracs impeccables, qui venez chercher
à l' Opéra les joies de l' esprit,vous doutez-vous que, tandis que vous promenez votre luxe à travers le foyer somptueux inondé de lumières , là, tout près, sons vos pieds, dans les sous-sols du monuments s' entasse la multitude des miséreux, des vagabonds, des apaches tous les rebuts, tous les déchets du pavé parisien ?
Si bien installé que soit le poste de l' Opéra, je n' hésite pas à croire que ceux qu' on y amène préféreraient monter à l' étage au-dessus... Mais combien de ceux-là en dépit des représentations gratuites, ne connaîtront jamais du monument de Garnier que les sous-sols !
Ils ne font, d' ailleurs, qu 'y passer. Après un interrogatoire rapide, ceux qui ont un domicile, quelques ressources et qui n' ont point commis de délit caractérisé sont relâchés ; les autres sont envoyés au dépôt.
A cette même place où viennent se ranger tant de luxueux équipages, le « panier à salade », « l' omnibus de la préfecture », comme l' appellent volontiers ses clients facétieux, vient s' arrêter. Amenés par les agents, sous oeil du garde de Paris, qui joue ici le rôle du conducteur, les délinquants montent, résignés ; et quand c' est « complet à l' intérieur », fouette cocher, et en route pour la « Tour pointue » !
Le voyage est gratuit ; mais il mène souvent les voyageurs plus loin qu 'ils ne voudraient aller..

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VARIETE

L' âge des apaches. - Progression dans le nombre des crimes et délits commis par des jeunes gens. -L' alcoolisme.. - Le défaut d' éducation. - Bandes de jeunes voleurs. - Assassins de moins de vingt ans. - Ceux qui tuent pour le plaisir. - La crise de l' apprentissage. - La répression et les « Juvénile Courts ». - Il est temps d' aviser.

L' opinion publique s' émeut du nombre, sans cesse croissant, des jeunes criminels. Les apaches sont, la plupart du temps, des gamins de seize à vingt ans. En aucun temps on ne vit dans le crime pareille précocité, et il est à craindre que le fléau ne soit pas enrayé de sitôt, car la progression est constante des crimes et délits commis par des jeunes gens.
En 1850, on comptait 13,000 enfants criminels ; les derrières statistiques nous
apprennent qu' il y en a aujourd' hui plus de 30,000.
Quelles sont les causes de ce phénomène de plus en plus inquiétant ?
Ces causes sont multiples. Les unes sont physiologiques : elles tiennent à la dégénérescence de la race. Et, ici, c' est l' alcoolisme qui joue le rôle de traître.
Le docteur Garnier qui, comme médecin en chef de l' infirmerie du dépôt, a vu défiler sous ses yeux tant d' horreurs et tant de misères, attribue à l' alcool cette augmentation de la criminalité juvénile. « L' alcoolisme, dit-il, est pour l' individu un terrible agent de dégénérescence et, comme tel, il intervient à tout moment dans la production de la folie et du crime. Ivrognerie, folie, criminalité forment une sombre trilogie où tout se tient et s' enchaîne.
» Quand, en criminologie, on calcule la proportion des offenses sociales directement imputables aux excès de boisson, on n' encore attribué à ces excès qu 'une partie de la responsabilité qui leur revient dans la genèse, si souvent mystérieuse et lointaine, des délits et des crimes. La portée « criminogène » de l' alcoolisme va plus loin que l' existence du buveur par l' hérédité morbide : on peut dire qu 'elle lui survit.
» A l' action directe et immédiate de l' alcoolisme, qui fait, par exemple, que l' ivrogne frappe et tue, il importe d' ajouter son influence indirecte et médiate, c' est-à-dire sa répercussion sur la descendance par certaines dispositions dégénératives transmises héréditairement. »
Suivant l' opinion du savant praticien, le criminel précoce est un dégénéré, fils ou petit-fils d' alcoolique, et c' est en combattant l' alcoolisme qu' on peut espérer voir s' arrêter, dans l' avenir, les progrès du crime chez les jeunes gens.

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Mais s' il est vrai que l' alcool est un des facteurs puissants de ce mal social, il n' est pas le seul ; les causes purement morales jouent leur rôle, aussi considérable que celui de l' hérédité. La mauvaise éducation et souvent l' absence complète d' éducation, mènent sûrement les enfants au vagabondage, aux fréquentations malsaines, au vol et au crime.
En ces dernières années, la police a parfois mis la main sur des bandes entières composées uniquement de gamins de treize à dix-huit ans. Nous avons eu les « Tout petits de Belleville », dont les chefs étaient deux moutards de quatorze et de quinze ans ; les « Bébés de Popincourt », dont les plus jeunes avaient douze ans et les plus vieux dix-huit. Quand on les arrêta, on trouva parmi eux un galopin de treize ans qui avait déjà, à son actif sept condamnation.ans ; les « Bébés de Popincourt », dont les plus jeunes avaient douze ans et les plus vieux dix-huit. Quand on les arrêta, on trouva parmi eux un galopin de treize ans qui avait déjà à son actif sept condamnations.
L' an dernier, la police mit la main sur une bande qui avait pour chef une fillette de quatorze ans, Élisa Cayesse, dite « la Belle Ailette ». C' était la bande des « Cinq Points », dont les exploits, pendant plusieurs mois, avaient défrayé la chronique des faits-divers.
Et si nous passons du vol au crime, quelle longue et sinistre liste d' assassins de moins de vingt ans ! Depuis Gilles et Abadie, les deux jeunes gredins dont le crime émut naguère si profondément l' opinion publique, combien en avons-nous vu défiler devant le jury et sous le couperet de la guillotine de ces jeunes meurtriers !
C' est Schumacher qui, à peine âgé de dix-neuf ans, assassina pour voler ; c' est Géomay, qui n' est guère plus âgé ; c' est Ribot et Jeantroux, les meurtriers de la concierge de la rue Bonaparte. Ils avaient, l' aîné dix-huit ans, l' autre à peine dix-sept ; c' est la bande à la Bertaud, trois jeunes gens de moins de vingt ans qui volent et assassinent, sous la direction d' une vieille femme, mère de l' un d' eux ; ce sont Barré et Lebiez ; Albert Eckert, le gamin de seize ans qui étrangla le père Florent ; Emile Leys, ce galopin de Ghyvelde, qui, à l' âge de treize ans, avait déjà commis plusieurs vols avec effraction et assassiné un enfant de six ans en le jetant dans un puits ; plus près de nous, ce sont ces deux frères Amiot - treize et dix-huit ans - dont le premier est l' indicateur du crime commis par le second... Et combien d' autres, combien de petits scélérats chez lesquels l' audace, le cynisme, la cruauté n' ont pas attendu le nombre des années !
C' est même un fait caractéristique que les crimes commis pour rien, pour la plaisir, pour la joie stupide et féroce de voir le sang couler sont généralement l' oeuvre de tout jeunes gens. Il ne se passe pas de semaine, que des apaches en gaîté, au sortir de quelque assommoir, ne se livrent à cette distraction qui leur est particulière « dégringoler un pante ». Malheur au passant attardé, à l' honnête ouvrier qui sort de son travail, au garçon de café, au cocher qui regagne son logis ! Il reçoit une balle dans le dos ou un coup de surin dans le ventre. Pourquoi ?... Il n' en sait rien, et son agresseur non plus... Parce que celui-ci était ivre et qu' il lui plaisait de crâner devant les camarades... Parce que ces jeunes misérables n' ont plus aucune sorte de respect et que la vie humaine - la vie des autres - ne compte pas pour eux ; parce qu 'ils sont gangrenés jusqu' aux
moelles et qu 'ils ont une mentalité de sauvage et de bêtes féroces.
Au surplus, demandez aux agents, aux commissaires de police, aux juges à tous ceux qui les interrogent ; ils vous diront que, le plus souvent, ces gredins ne se donnent même pas la peine d' articuler la moindre raison, de tenter de justifier en quoi que ce soit leurs actes criminels.
Le docteur Laurent, alors interne à la Santé, demandait un jour à l' un d' eux pourquoi il avait essayé d' étrangler son père.
- Pourquoi ? répondit le jeune vaurien, mais pour rien... histoire de rigoler !... Pour voir la tête qu' il ferait.

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Il est certain que l' hérédité seule ne suffirait pas à développer chez les enfants de pareils instincts. Le manque d' éducation y a sa large part.
Il y a, aujourd'hui, trop d' enfants qui courent les rues, qui vagabondent au hasard des « fortifs » et vivent dans la promiscuité des pires scélérats. Le vagabondage est l' école où se forment les futurs meurtriers. Sait-on que, chaque année, le dépôt reçoit environ 30,000 enfants des deux sexes ? Il y a quarante ans, il n' en recevait guère que de 15 à 20,000. Vous voyez combien la progression du vagabondage a augmenté.
Trop de parents se désintéressent de leur progéniture ; les enfants moralement abandonnés sont légion, et les couvres d' assistance et de relèvement de l' enfance sont trop peu nombreuses ou insuffisamment armées. Tout semble conspirer pour livrer l' enfant à toutes les tentations de la paresse et du crime. Naguère, l' apprentissage occupait, dans les usines et dans les ateliers, un nombre important d' enfants à leur sortie de l' école. Une loi malencontreuse, promulguée en Mars 1900, décrétant que, dans tous les établissements où il y a des apprentis, les ouvriers adultes ne pourraient travailler plus de dix heures par jour, a causé la crise de l' apprentissage. La. grande majorité des industriels, pour éviter les ennuis que leur causait l' application de cette loi, ont purement et simplement supprimé les apprentis dans leurs usines. Il en résulte, d' une part, que le recrutement des bons ouvriers sera singulièrement compromis dans un avenir prochain ; et que, d' autre part, tous les enfants qui étaient autrefois employés aux ateliers, souvent même sous oeil de leurs parents, courent aujourd'hui les rues et, au lieu du métier honorable qu' on leur eût enseigné, n' apprennent autre chose que le vice, la paresse et le crime.
Il est temps que les pouvoirs publics s' émeuvent d' un pareil état de choses. Les moyens de préservation sont insuffisants ; la répression donne généralement, des
résultats tout opposés à ceux qu' on vise. Dans les prisons, dans les maisons de correction, l' enfant coupable achève de se corrompre au contact des pires gredins.
Il faut donc trouver autre chose.

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Depuis quelque temps, on essaye d' appliquer une procédure nouvelle en vue de protéger plus efficacement les jeunes délinquants. Cette procédure s' inspire du système américain des juvenile courts, des tribunaux pour enfants.
Dans ces tribunaux, des juges spéciaux sont chargés de juger les jeunes délinquants. Ce sont des magistrats renommés pour leur sagesse et leur bonté. Ils apparaissent comme de bons papas bien plutôt que comme de sévères justiciers. Souvent ils laissent les petits coupables à leurs familles, sous la surveillance de quelque institution charitable, de quelque « patronage de l' enfance » ; toujours ils évitent aux enfants les promiscuités malsaines avec les adultes.
Les « cours juvéniles » américaines ne sont pas seulement des cours de justice, elles sont encore des oeuvres de relèvement et de préservation, et de sauvegarde pour les mineurs vagabonds et délinquants de toutes sortes. . Elles disposent d' institutions diverses : écoles de réforme, écoles industrielles et professionnelles, écoles pour jeunes vagabonds. Dans toutes ces truants schools, on s' attacheà moraliser l' enfant, à le remettre dans le droit chemin.
Pourquoi un tel organisme ne pourrait, il pas fonctionner chez nous ? Les oeuvres de préservation de l' enfance ne manquent pas ; seulement, on ne les connaît pas assez, et les pouvoirs publics, surtout, ne savent pas profiter de l' aide qu' elles pourraient leur donner.
Avec le concours de ces initiatives privées, on pourrait assurer, pour le sauvetage de l' enfance, un ensemble de mesures qui donneraient, sans nul doute, de fructueux résultats.
L' heure est critique. La criminalité juvénile s' accroît de jour en jour. Si l' on veut élever une digue devant le flot montant du vol, du brigandage et de l' assassinat, c' est par la moralisation de la jeunesse qu' il faut commencer.
Ernest LAUT

Le Petit Journal illustré du 21 avril 1907