LA CRISE VITICOLE

Haro sur le buveur d' eau claire !
On n' est pas complètement d' accord, même dans le Midi, sur les causes de la mévente du vin. La masse des viticulteurs ne les trouve que dans la fraude ; la masse des négociants les trouve, surtout, dans la surproduction naturelle, et, conséquemment, ceux-ci font volontiers peser les responsabilités sur ceux-là... et réciproquement.
A la vérité, suivant certaines compétences, le sucre ne devrait pas être l' ennemi du vin, si le sucre était employé discrètement. En diverses régions viticoles, le vin qu' on récolte de bonne heure est faible.
Mais on peut le « remonter », et le sucrage légal intervient : cinq kilos de sucre par hectolitre donneront, à ce vin vert, la force qui lui manque... Mais, le malheur, c' est que, parfois, on abuse du sucre. Avec la même vendange on fait successivement une, deux, trois cuvées... Et alors il y a fraude réelle et, du même coup, surproduction. Et puis, il existe une cause qu' on paraît ignorer un peu trop. C' est celle résultant de la mode qui exile le vin de beaucoup de tables pour le remplacer par l' eau. Un médecin déclarait, l' autre jour, qu' il empêchait, à lui seuil, la vente de 150,0.00 litres de vin par an. Supposons seulement que 2,000 médecins sur 20,000 fassent de même, cela fait 300 millions de litres de vin dont la vente est empêchée.
Le buveur d' eau paraît être, dans l' occurrence, un plus grand coupable qu' on ne le croit généralement. Et c' est là le sens symbolique de l' originale composition qui orne notre première page. Le vin et le sucre lui-même souffrent de cet abus de l' eau. Que ne s' élèvent-ils contre lui ! La fraude existe, c' est entendu, et il appartient aux laboratoires de la signaler et à la loi de la punir. La production est considérable, c' est encore vrai, mais il n' est pas prouvé qu' elle le soit trop. Ce qui est certain, c' est que la consommation a diminué dans des proportions inquiétantes. C' est cette diminution qu' il faut combattre. Et, pour cela, il importe que les médecins n' aient plus de raisons de conseiller à leurs clients de se priver de vin...
Qu' on nous donne donc du vin pur, du vin naturel et alors nous pourrons, en bonne justice, crier haro sur les buveurs d' eau claire.

VARIETE

VINS DE FRANCE
La crise du vignoble français. - Les crue parisiens. - Grande querelle du bourgogne et du bordeaux. - Louis XV
et le château-laffitte. - Les vins préférés des rois de France et des femmes à la mode. - Un élixir souverain. - Ceux qui ont chanté le jus de la treille. - Il faut aimer les vins de France.


Le vignoble français traverse une crise. Sophistications et fraudes, surproduction, toquades de l' hygiène nouvelle qui, sur les tables bourgeoises, remplace trop souvent le vin de nos coteaux par l' eau claire, les causes de la mévente sont diverses. Le grand mouvement de protestation qui agite en ce moment toute la région méridionale aura-t-il pour résultat de faire cesser les premières et de rendre aux buveurs de vin l' assurance que la boisson qui leur est offerte est bien du pur jus de la treille ?... Il faut l' espérer. La question de surproduction sera plus longue à résoudre ; mais le bon sens des populations viticoles finira évidemment par en triompher. Quant à la dernière cause, celle qui fait négliger le vin au profit de l' eau pure, il dépend de nos médecins, il dépend de nous tous d' y donner une solution conforme aux vieux de la viticulture française. La juste horreur de l' alcoolisme a poussé un peu loin l' intransigeance des sociétés de tempérance. Que les malades atteints de dyspepsie, de gastralgie, d' entérite et autres affections du tube digestif s' interdisent le vin, c' est fort bien ; mais que des gens bien portants, cédant à je ne sais quel snobisme de mauvais goût, exilent de gaîté de coeur le vin de leurs repas, voilà ce qui n' est pas admissible. Nos aïeux vivaient plus heureux que nous, exempts de toutes nos craintes de microbes et de maladies ; ils n' étaient point pessimistes, neurasthéniques, atrabilaires. C' est qu' ils buvaient le vin de leurs vignes et qu' ils ne craignaient pas d' en être incommodés. Ils buvaient, comme dit un vieux poète du quatorzième siècle :

Le vin aforé de nouvel
A plein lot et à plein tonnel.

Nous parlons de surproduction. Mais, en ce temps-là, la France produisait infiniment plus de vin qu' aujourd'hui. Songez que Paris était le centre d' un vignoble d' une abondance inouïe. Les crus de Suresnes, d'Argenteuil, de Rueil, de Mantes y étaient des plus renommés ; on y prisait aussi le vin de Brie et celui de l'Orléanais. On faisait du vin jusque dans nos provinces septentrionales ; celui des côteaux de la Meuse était estimé entre tous. Mais, jusqu' à Louis XIV, on n' importait guère à Paris les vins de France. Le grand roi souffrant continuellement d' une inflammation intestinale qu' entretenait un régime des plus lourds et des plus échauffants, ne buvait guère de vin. Il lui préférait l'hypocras, boisson d' épices que ses médecins lui conseillaient comme plus rafraîchissante. Or, un beau jour, les moines du monastère de Saint-Vincent, aux environs de Beaune, lui envoyèrent quelques flacons de leur vin. Le roi le trouva délicat, et, dès lors, le bourgogne commença à remplacer l' hypocras sur les tables royales. En même temps, un viticulteur du Bordelais, Guy de la Chapelle, faisait tenir au souverain quelques échantillons d' un cru qu' il possédait et qu ' il déclarait « merveilleux ». Louis XIV y goûta également et lui reconnut des qualités. Ce fut, dès lors, entre le bourgogne et le bordeaux, une lutte acharnée. Le premier triompha... Il était vin de moines et avait pour lui l' appui des autorités ecclésiastiques. Le bordeaux ne devait commencer à conquérir ses lettres de noblesse qu' environ cinquante ans plus tard. Chose curieuse, on le traita d' abord en piquette à la cour de Versailles, où le maréchal de Richelieu le fin connaître vers l' an 1750.Voici ce que rapporte, à ce propos, un auteur de mémoires du temps :
« Un jour, le roi dit au maréchal de Richelieu :
»- Monsieur le gouverneur de Septimanie, d' Aquitaine et de Novempopulanie, parlez-moi d' une chose : est-ce qu' on récolte du vin potable en Bordelais ?
» - Sire, il y a des crus de ce pays-là dont le vin n' est pas mauvais.
» - Mais qu'est-ce à dire ?
» - Ils ont ce qu 'ils appellent du blanc de Sauterne qui ne vaut pas celui de Montrachet, ni ceux des petits coteaux bourguignons, à beaucoup près, mais qui n' est pourtant pas de la petite bière. Il y a aussi un certain vin de Grave qui sent la pierre à fusil comme une vieille carabine et qui ressemble au vin de la Moselle, mais il se garde mieux. Ils ont encore, dans le Médoc et dans le Bazadois, deux ou trois espèces de vins rouges dont les gens de Bordeaux font des gasconnades à mourir de rire. Ce serait la meilleure boisson de la terre et du nectar pour la table des dieux, à les entendre, et ce n' est pourtant pas là du vin de haute Bourgogne, ou du vin du Rhône, assurément ! Ça n' est pas bien généreux ni bien vigoureux, mais il y a du bouquet pas mal, et puis je ne sais quelle sorte de mordant sombre et sournois qui n' est pas désagréable. Au reste, on en pourrait boire autant qu' on voudrait ; il endort son monde, et puis voilà tout. C' est là ce que j'y trouve de mieux.
» Pour satisfaire à la juste curiosité du roi, M. de Richelieu fit venir du vin du Château-Laffitte à Versailles, où Sa Majesté le trouva passable, On n' aurait jamais imaginé, jusque-là, qu' on pût faire donner du vin de Bordeaux à ses convives, à moins que ce ne fussent des Bordelais-Soulois, des Armagnacots, Astaracquois et autres Gascons... »
Or, ce château-laffitte tant dédaigné, que Louis XV trouvait simplement « passable », ce château-laffitte deavit avoir, au siècle suivant, les plus merveilleuses destinées.
La récolte de 1811, l' année de la comète, se vendit au prix fabuleux de 130 francs la bouteille. Et le château-laffitte atteignis encore les prix de 70 et de 66 francs pour les récoltes de 1834 et de 1838.
Il faut dire, à la louange des Anglais, qu' ils avaient apprécié avant nous les qualités de nos vins du Bordelais. Dès le moyen âge, les meilleurs crus de Guyenne passaient en Angleterre. On les vendait sur les marchés de Bristol et de Londres au prix de 20 à 30 francs la barrique d' une contenance de 280 à 300 litres ... Heureux temps !...

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Avant le dix-huitième siècle, les crus préférés de nos rois avaient été surtout ceux des coteaux de la Loire. François Ier aimait tout particulièrement le vouvray : Louis XI avait une prédilection pour le bourgueil, le joli vin à la saveur framboise. Henri IV, cependant, préférait les vins du Jura ; son favori était le vin d' Arbois.
M. Fulbert-Dumonteil a recherché, dans l' histoire de la gastronomie, quelle avait été l' opinion des femmes à la mode touchant les meilleurs vins de France. Il nous apprend que le vin mousseux de Saumur était cher à Marion de Lorme, que Diane de Poitiers n' estimait que les vins d' Anjou, et que Mme Dubarry, comme le Vert-Galant vidait gaillardement quelques verres d' Arbois à chacun de ses repas.
C' est encore lui qui nous assure que Danton ne montait jamais à la tribune sans s' être réjoui le coeur d' un verre de champagne, et que Mirabeau sablait généreusement les vins du Rhône.
Charles X était voué au château-laffitte ; M. de Martignac ne buvait que du saint-émilion, et Louis XVIII, gourmet entre les gourmets, n' arrosait ses fameuses « côtelettes à la martyre » que de clos-vougeot.
Quant au champagne, il fut le vin préféré du siècle galant. Sa saveur piquante et sa mousse légère mettaient de l' entrain dans les soupers que les jolis seigneurs, les financiers, les petits-maîtres donnaient en leurs « petites maisons ».
Les poètes du temps ont célébré à l' envi ses qualités :

Sitôt que sur de riches tables
De ce nectar avec le fruit
On sert les coupes délectables
De joie il s' élève un doux bruit.
On voit même sur le visage
Du plus sévère et du plus sage
Un air joyeux et plus serein ;
On rit, l' entretien se réveille.
Il n' est point de liqueur pareille
A cet élixir souverain.

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Que n' a-t-on fait une anthologie des pièces de vers et des morceaux de prose qui célèbrent les vertus de nos vins de France !
Depuis nos joyeux troubadours jusqu' a nos modernes poètes, il n' est point un de nos écrivains qui n' ait chanté la gloire et la douceur de nos treilles.

Chanter me fait bon vin et resjouir
Quand plus le bois et je plus le désir !

dit un ménestrel du treizième siècle dans une chanson à boire... Et ce sera là le refrain de tous les éloges qui seront décernés au vin à travers les siècles. Il fait chanter, il réjouit, et plus on en boit plus un veut en boire. J' ai là, sous les yeux, une belle et sonore chanson de vigneron du dix-septième siècle, dont la musique est de Lulli, et qui dit cela superbement :


Je suis un vigneron,
Je suis un bon luron
Qui travaille et qui chante ;
Si j' ai l' âme contente
C' est au bon vin que je le dois.
Gloire,
A la treille qui nous fait boire !...
Faut pas se chauffer de son bois !


Nos chansonniers modernes, eux aussi. rendent hommage au vin. C' est dans le vin que Gallet, Panard, Latteignant, tous les faiseurs de couplets du dix-huitième siècle, ont trouvé leurs inspirations les plus originales.
Le bon vin rend l' homme meilleur, disait le joyeux Désaugiers... Et Pierre Dupont :

La vigne est un arbre divin,
La vigne est la mère du vin :
Respectons cette vieille mère.

Enfin, demandons son avis au joyeux Ponchon. Voici ce que dit un des couplets de sa Ballade des vins de France :
Maître soleil, de par le monde,
A quelques coteaux préférés
Qu' il couve avec soin et féconde,
Et dont il fait ses prieurés ;
Il y mûrit les vins dorés,
Ou pleins de rouge turbulence :
De tous ces vins, vous me croirez,
Je préfère les vins de France.

Tâchons donc de partager l' avis du poète. Préférons les vins de France. Mais ne nous contentons pas de les aimer platoniquement. Buvons-les pour que, en échange de la joie qu 'ils nous donnent, nos frères de France qui cultivent la vigne y trouvent un juste profit et n' aient plus jamais à crier
Peine, famine ni misère.

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 9 Juin 1907