LA CATASTROPHE DES PONTS-DE-CÉ

Le sauvetage des victimes
On explique l' affreuse catastrophe des Ponts-de-Cé par le fait que la locomotive du train 47 de la ligne de l' État, qui venait d' Angers, ayant déraillé en s' engageant sur le pont, sortit des rails et détermina l' effondrement du tablier. La machine, le tender, le fourgon et une voiture de 3e classe tombèrent dans la Loire qui, à cet endroit, a une profondeur de 3 ou 4 mètres. La voiture de 3e classe était bondée de voyageurs. Quant aux wagons qui suivaient, ils restèrent sur le pont, grâce à cette circonstance que, le sol étant très sablonneux, leurs roues s' y enfoncèrent jusqu' à l' essieu. Les voitures, ainsi ancrées, offrirent une résistance suffisante pour provoquer la rupture de l' attelage qui fixait le second wagon de voyageurs au premier. Sans cette rupture, le train tout entier s' effondrait dans la Loire.
Autour du lieu de la catastrophe, ce furent, naturellement, quelques secondes d' affolement. Mais, bien vite, des pêcheurs sautèrent dans des barques et accoururent au secours des voyageurs.
Il se passa, à ce moment, des scènes poignantes. On vit des malheureux, cramponnés aux mains courantes du wagon de troisième, qui tâchaient de se hisser jusqu' à la guérite du garde-frein du fourgon, seul asile qui émergeât. Et tous ces pauvres gens n' ont pas pu être sauvés.
Pourtant, les soldats du génie, les habitants, les autorités furent admirables de dévouement et d' abnégation. Mais la catastrophe avait été trop soudaine, et, si vite que les sauveteurs se soient organisés, l' asphyxie ou la congestion ont, plus d' une fois, hélas ! rendu ceux-ci inutiles.

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VARIETE

Auberges d' autrefois


Développements du tourisme et améliorations de l' industrie hôtelière. Les auberges dans l' antiquité. - Hostelleries sanglantes et repaires de sorciers. - Antonio de Beatis. - Galanterie française. - Une auberge suisse au dix-septième siècle. - Trois voyageurs dans le même lit. - L' opinion d' un anglais sur les hôtelleries de France. - Quelques vers réalistes.


Le développement incessant du tourisme, la bicyclette, l' automobile ont rendu la vie aux routes de France, que le triomphe du chemin de fer sur la diligence avait fait déserter depuis près de trois quarts de siècle. Du même coup, une évolution s' est produite dans l' industrie hôtelière.
Les citadins, habitués au bien-être des grandes villes, ne pouvaient, en voyage, se contenter de l' hospitalité rudimentaire des auberges peu confortables qu' avaient connues nos pères. Il en résultait que certaines régions françaises, amplement pourvues de beautés naturelles, n' étaient cependant pas visitées parce que les voyageurs n' y pouvaient trouver un gîte convenable. Le Touring-Club, l' Automobile-Club et les Syndicats d' initiative qui se sont formés dans nos diverses provinces ont pris à tâche de remédier à cet état de choses. De jour en jour, la vieille auberge malsaine, puante et poussiéreuse, disparaît pour faire place à l' hôtel moderne, hygiénique, clair et gai. Dans quelques années, les touristes pourront trouver, dans les coins les plus reculés de notre France, des logis attrayants, où ils n' auront rien à sacrifier des exigences de leur hygiène accoutumée.
Voici le moment où les hôtelleries s' emplissent de voyageurs. Avant que l' auberge d' autrefois ait définitivement disparu, donnons-lui un souvenir et résumons son histoire pour l' édification des touristes d' aujourd'hui.

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Au congrès des hôteliers, qui se réunit en Décembre dernier à la Société de Géographie, un savant conférencier, M. Ruhl
fit l' histoire de l' hôtellerie dans l' antiquité. « On voyageait très peu alors, disait-il, et les auberges étaient d' autant plus rares que l' hospitalité privée, si religieusement observée dans ces temps primitifs, faisait concurrence aux hôtelleries publiques. Pourtant, les auberges n' étaient pas inconnues, mais elles étaient mal famées et mal fréquentées...
» Il en fut de même en France au moyen âge. C' était l' époque où florissaient les « hostelleries sanglantes », et les étrangers trouvaient un asile plus sûr aux châteaux forts ou aux monastères que dans les auberges. A cette époque, une ordonnance interdisait aux ecclésiastiques et officiers royaux de loger « ès hostelleries », si ce n' est en cas de nécessité. L' édit du 26 Novembre 1407 ordonna aux aubergistes d' informer le prévôt royal des noms de tous ceux qui avaient couché chez eux. Ce fut l' origine du livre de police actuel... »
Au seizième siècle, les hôteliers avaient encore le plus fâcheux renom. On les accusait volontiers de sorcellerie ; on disait que les valets d' hôtel et les filles de service n' étaient rien moins que des démons et des sorcières. Et, pour opposer la puissance céleste à leurs maléfices, on obligeait les hôteliers à mettre chacune de leurs chambres sous le patronage d' un saint. On ne disait pas la chambre n° 4 ou n° 10, mais la chambre Saint-André ou Saint-Jean-Baptiste.
Ce qu' étaient les hôtelleries en ce temps-là, divers voyageurs nous en ont gardé le souvenir.
Antonio de Beatis, secrétaire du cardinal Louis d' Aragon qui, en l' an 1517, fit, avec son maître, un long voyage de Naples en Flandre, rapporte que les auberges allemandes n' étaient pas mauvaises. « On se loge partout commodément », écrit-il. Partout aussi on trouve de bon vin blanc et rouge et d' excellente bière. Le pain est de bonne qualité. On mange beaucoup de poulets, mais aussi beaucoup de veau. Le veau est très bon marché et les hôteliers en servent à tous les repas. Antonio trouve qu' on abuse du veau.
Le couchage n' est pas mauvais. « Les Allemands, dit-il, se servent tous de lits de plume avec, dessus, des couvertures également remplies de plumes, et l' on n' y découvrirait pas une puce ni une punaise, tant à cause du froid qu' il fait dans ce pays, que parce qu' il est d' usage d' oindre les lits de plumes, en dessus et en dessous, avec certaine mixture, laquelle, disent les gens de ce pays, outre qu' elle est contraire aux punaises et à toute autre vermine, durcit de telle manière les faces des lits de plumes qu' on se croirait couché sur des matelas de fine laine... »
Il est bien regrettable qu' on ait perdu le secret de ce précieux insecticide.
En France, à la même époque, il est d' usage, lorsqu' on arrive dans une auberge, d' embrasser toute la maisonnée, du moins tout le personnel féminin. Les servantes viennent d' elles-mêmes tendre leur front au nouvel arrivant. Comme elles sont d' ordinaire jeunes et jolies, celui-ci ne se dérobe pas à la tradition. « Mais le malheur, ajoute un voyageur, c' est que l' hôtesse est souvent une vieille femme de soixante-dix ans. »
En Allemagne, on est moins familier : on se contente de « toucher la main aux femmes de l' auberge, par courtoisie ». Les plus hardis se permettent pourtant de prendre quelquefois les servantes par la taille.

Le même Antonio de Beatis constate que les auberges de France sont celles où l' on mange le mieux. « On laisserait la viande la plus délicate, dit-il, pour une épaule de mouton rôtie et garnie comme on vous en sert par toute la France. »
Il garde aussi un souvenir ému des « perdrix grises et rouges, des faisans, des paons, des lapins, des chapons et des poulets » qu' il a mangés dans notre pays... Mais il regrette qu' on n' ait, dans nos hôtelleries, aucun souci de ces commodités intimes si nécessaires au double point de vue de l' hygiène et de la propreté... Reproche que, durant trois siècles encore, on devait adresser en vain à nos tenanciers d' auberges !...
S' il faut en croire un touriste du dix-septième siècle, la Suisse, ce pays des hôteliers, ne préludait guère à sa renommée. A Brieg, dans le Valais, en 1665, les draps étaient « plus piquants que les cilices des anachorètes ». Pourtant, les aubergistes savaient accueillir leurs clients avec bonne grâce. Lisez plutôt ce qu' en dit Mabillon, qui excursionna en Suisse en 1685:
« Lorsqu' on arrive dans une auberge, l' hôte et l' hôtesse vous tendent la main et vous assurent qu' il ne pouvait venir personne chez eux qui leur fût plus agréable. On entre ensuite dans la salle à manger, dans laquelle il y a une si grande quantité de mouches, à cause du poêle où elles se cachent en hiver, qu' il faut se défendre de leur importunité avec un petit balai... On vous sert plus souvent ce que vous ne voulez pas que ce que vous voulez : un pain désagréable fait avec du levain de bière et assaisonné de fenouil, des viandes imprégnées de poivre selon l' usage de la nation, ou d' autres épices de cette force...
» La forme des lits est fort incommode pour les Français, car ils sont plus courts que le corps et tellement chargés d' oreillers qu' on y semble moins couché qu' assis. La matière n' en vaut pas mieux que la forme, parce qu' en été même, au lieu d' une légère couverture, vous êtes étouffé sous une pesante couette de plumes. Du reste, tout y est propre et net. Quand vous êtes disposé à partir, l' hôte apporte le tableau de votre dépense écrit avec de la craie, et après avoir compté à demi-voix, il vous indique la somme sur laquelle on ne peut pas élever impunément la moindre contestation, tant est grande la bonne foi et l' équité de cette nation... Au moment du départ, c' est la coutume de porter aux partants une santé pour l' amour de saint Jean... ».
C' est un fait remarquable que les voyageurs d' autrefois se plaignent rarement d' avoir été écorchés par les hôteliers. Leurs critiques portent plutôt sur le manque de bien-être que sur les prix de la chambre et des repas. En France, à la même époque, ils protestent surtout contre la pénurie des lits. Le linge est convenable, mais les couchettes font complètement défaut. On est obligé de mettre dans le même lit trois ou quatre voyageurs qui ne se connaissent aucunement. Cette promiscuité rend les délicats malheureux.
A part cet inconvénient, les auberges françaises ne sont pas mauvaises. La table est bien fournie. Au début du règne de Louis XIV, « on mange honnêtement pour 20 sols par tête dans les auberges de France ».
Cela, d' ailleurs, n' empêche pas les hôteliers d' être souvent volés par de mauvais compagnons qui se sauvent sans payer leur note et suivent trop volontiers le précepte de Villon :
C' est bien disné quand on s' échappe
Sans débourcer pas ung denier,
Et dire adieu au tavernier
En torchant son nez à la nappe.

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Nous voici à la veille de la Révolution. Un Anglais de qualité, sir Arthur Young, visite notre pays. Voulez-vous son avis sur les auberges de France ? Pour la table et le lit, il les trouve meilleurs que ceux d' Angleterre. « De Paris aux Pyrénées, dit-il, nous avons certainement mieux vécu que nous n' aurions fait en allant de Londres aux montagnes d' Ecosse pour le double d' argent... » Il admire le nombre et la variété des plats. A Aire-sur-la-Lys, à l' auberge de la Croix-d'Or, on lui a donné « de la soupe, des anguilles, un ris de veau, des pois, un pigeon, un poulet et des côtelettes de veau, avec un dessert de biscuits, de pêches, de nectarines, de prunes, un verre de liqueur et une bouteille de bon vin pour 40 sols ».
Les lits sont meilleurs en France qu' en Angleterre, et les draps sont généralement secs... Mais, pour le reste, tout est pitoyable.
« Vous n' avez pas de salle à manger. On vous sert dans une chambre où il y a deux, trois et quatre lits. Des appartements mal meublés, les murs blanchis ou couverts de différentes sortes de papiers dans la même chambre, ou de tapisseries si vieilles que ce ne sont que des nids à teignes ou à araignées, et les meubles sont si mauvais qu' un aubergiste anglais en ferait du feu. Partout, en guise de table, on met une planche sur des barres de bois croisées qui ne laissent de place pour les jambes qu' aux extrémités. Des chaises, avec dossier perpendiculaire, qui ôtent toute idée de se reposer. Les portes vous entretiennent agréablement de musique en laissant entrer le vent qui souffle par toutes les crevasses, tandis que les gonds écorchent les oreilles. Les fenêtres, non moins complaisantes, laissent entrer la pluie avec le jour ; quand elles sont fermées, il n' est , pas facile de les ouvrir, et, quand elles sont ouvertes, pas aisé de les fermer. Les balais et les brosses à frotter les planchers ne sont pas parmi les objets nécessaires à une auberge française. De sonnettes, il n' y en a pas ; il faut continuellement s' égosiller pour appeler la domestique, et, quand elle parait, il se trouve qu' elle n' est ni propre ni avenante... »

La propreté, c' est là ce qui manque surtout aux auberges de ce temps-là. Dans une ville, Young et ses compagnons furent servis à table d' hôte par une femme qui n' avait ni bas ni souliers. Dans une autre, on les fit coucher au-dessus d' une écurie dont les odeurs montaient à travers le plancher...
Reconnaissons que, depuis un peu plus de cent ans, bien des progrès ont été accomplis. Mais ces progrès sont récents. Au début du dix-neuvième siècle, il n' en allait pas mieux qu' à la fin du dix-huitième.
Jugez-en plutôt par ces vers qui datent des environs de 1830 et qui dépeignent, avec un réalisme violent, une auberge et un aubergiste de Genève
Au diable, infâme auberge, hôtel de la punaise,
Où la peau, le matin, se couvre de rougeurs :
Ou la cuisine pue, où l' on dort mal à l' aise,
Où l' on entend chanter les commis-voyageurs.
A l' aubergiste maintenant :
Vendeur de fricot frelaté,
Gargotier chez qui l' on fricasse
L' ordure avec la saleté :
Hôtelier chez qui l' on ramasse
Soupe maigre et vaisselle grasse,
Et tous les poux de la cité,
Ton auberge, ainsi que ta face,
Est hure par la bonne grâce
Et groin pour la propreté.
De qui ces vers, me direz-vous ?... De Victor Hugo, tout simplement. Ils sont peu connus, n' ont paru que dans des gazettes anecdotiques et ne figurent pas, si je ne me trompe, dans les oeuvres complètes du poète. Avouez que c' eût été dommage de ne pas les reproduire dans une étude sur les auberges d' autrefois.

Ernest Laut

Le Petit Journal illustré du 18 Août 1907