A CASABLANCA APRÈS LE BOMBARDEMENT
Les patrouilles parcourent
la ville
La France a tiré une vengeance éclatante des massacres de
Casablanca. La ville et ses environs ont été bombardés
et les tribus marocaines, qui avaient envahi la compagne, décimées
par les obus de nos vaisseaux.
Située sur la côte de l' Atlantique, à mi-chemin entre
Tanger et Mogador et à 300 kilomètres environ de chacune
de ces deux villes, Casablanca, en arabe Dar-el-Beïda, est aujourd'
hui le port le plus important de la côte atlantique du Maroc.
Elle s' appelait autrefois Anfa, et son origine se perd dans la nuit des
temps. Conquise et rasée par les Portugais en 1468, elle fut rebâtie
par eux en 1515 et baptisée de son nom actuel. Puis, abandonnée
par les conquérants chrétiens, elle retomba aux mains des
musulmans. En 1755, elle fut détruite par le tremblement de terre
qui dévasta Lisbonne, et il ne resta qu' un misérable hameau
dans un amas de ruines. Enfin, vers la fin du dix-huitième siècle,
le sultan Sidi-Mohammed ayant concédé à une compagnie
espagnole le droit d' exporter des céréales de Fedâla,
Casablaca et Mazagan, elle se mit à revivre et à se repeupler,
et, grâce à la richesse du pays des Châouïa dont
elle est le centre commercial, elle n' a cessé, depuis, de se développer
et de prospérer.
Le port n' est qu' une rade foraine peu accessible que l' industrie européenne
avait entrepris d' améliorer. Quant à la ville, elle est
laide et sans caractère. Ses maisons, uniformément blanchies
à la chaux, à toit plat et sans ornements extérieurs,
sont en partie européanisées par le percement des fenêtres
et d' autres additions qui donnent à Casablanca un aspect bâtard,
ni maure ni européen. De vastes espaces sont occupés par
les magasins servant d' entrepôts pour les grains, les peaux, la
laine amenés de l' intérieur par les caravanes et destinés
à l' exportation. Les rues sont mal entretenues, pleines de poussière
en été et très boueuses pendant les pluies. Dans
certains quartiers, où les habitants vivent dans des cabanes en
roseaux, les ruelles, tortueuses, enchevêtrées, sont de véritables
cloaques.
On peut juger de l' effet du bombardement dans cette ville. Les cadavres
de plus de 500 Marocains, atteints par les bombes françaises gisaient
de toutes parts et répandaient une odeur épouvantable. Les
soldats français durent les transporter hors des murs pour les
enfouir dans la chaux. Tout Marocain pris les armes à la main était
passé par les armes. Les habitants échappés au bombardement
venaient en tremblant au-devant de nos soldats. Certains d' entre eux,
croyant ainsi manifester leur sympathie aux usages européens, s'
étaient coiffés de chapeaux de paille qu' ils tenaient d'
une main tandis que, de l' autre, ils agitaient un linge blanc en signe
de paix.
La ville est presque entièrement détruite. Seul, le quartier
des consulats et les maisons qui les avoisinent restent debout.
La leçon sera-t-elle suffisante et donnera-t-elle au maghzen l'
énergie nécessaire pour réfréner l' audace
des tribus et imposer silence aux agitateurs musulmans qui prêchent
la guerre sainte contre les Européens ?
VARIETE
size="5">Bombardements de la côte
d' Afrique
d' Alger (1682) à Casablanca (1907)
L' Europe et les États
barbaresques. - CharlesQuint contre Alger. -- L' invention de Renau d'Eliçagaray.
- Les galiotes à bombes. -Piraterie marocaine. -- Le bombardement
de Tanger et la bataille d' Isly. -- État d' esprit des musulmans.
-- Un proverbe marocain.
De tout temps, l' Europe eut maille
à partir avec les États barbaresques de la côte d'
Afrique, dont les habitants ne vivaient que de piraterie et ne respectaient
aucun des principes du droit des gens.
Jadis, Alger, Tunis et les villes du littoral marocain étaient
des repaires de forbans contre lesquels les nations de la chrétienté
devaient, de temps à autre, entreprendre des expéditions.
Que de fois ne furent-elles pas attaquées par les flottes espagnoles
ou françaises !
Charles-Quint avait dirigé contre elles une formidable expédition
en 1541. 100 gros vaisseaux, 70 galères et 100 vaisseaux d' un
rang inférieur, montés par 27,000 hommes de troupes, furent
envoyés contre Alger. L' armée fut débarquée
à quatre lieues de la ville. Aussitôt des nuées de
cavaliers arabes l' assaillirent. En quelques jours, elle était
complètement détruite. En même temps, une affreuse
tempête dispersait la flotte sur toute la côte. L' amiral
Doria, qui commandait l' escadre impériale, en était réduit
à regagner Carthagène avec les débris de ses vaisseaux,
et l' audace des pirates barbaresques augmentait en raison de l' échec
de cette malheureuse entreprise.
Ce ne fut que cent vingt ans plus tard que les forbans reçurent
enfin un châtiment exemplaire.
Louis XIV avait résolu de s' emparer, sur la côte d' Afrique,
d' un point important, comme Alger ou Tunis, et de le fortifier afin d'
offrir un lieu de refuge à tous les Européens poursuivis
par les pirates barbaresques. Il avait envoyé, en 1663, une escadre
de six vaisseaux avec 6,000 hommes de troupes. Cette petite armée,
débarquée sur un point de la côte où se trouvait
déjà une factorerie française créée
par Colbert, se mit à construire un fort et. des ouvrages
de défense. Mais les troupes algériennes arrivèrent
alors au nombre de plus de 30,000 hommes, surprirent les soldats français
et les massacrèrent jusqu' au dernier.
Louis XIV, pour tirer vengeance de cette agression, envoya contre les
Barbaresques le duc de Beaufort, grand-amiral, à la tête
de forces imposantes. Le duc leur fit, pendant plusieurs années,
une guerre acharnée, attaqua leurs villes, brûla leurs vaisseaux
et finit, en 1670, par leur imposer un traité tout à l'
avantage de la France.
Mais ce traité ne fut pas longtemps respecté. Le dey Baba-Hassan
le rompit brutalement et lâcha ses corsaires contre les navires
français. Il fallut de nouveau songer à tirer vengeance
de ces peuples turbulents.
***
Un conseil s' assembla pour étudier les moyens de triompher de
l' ennemi. Le vieux Duquesne déclara qu' il n' en connaissait que
trois : opérer un débarquement, pratiquer un blocus rigoureux
ou boucher le port d' Alger avec des vaisseaux maçonné qu'
on y coulerait. Ces trois moyens furent discutés, et on les trouva
d' une exécution périlleuse. C' est alors que Colbert déclara
qu' il connaissait un jeune officier béarnais, nommé Bernard
Renau d' Eliçagaray, qui venait d' inventer l' art d' appliquer
aux vaisseaux les mortiers à bombes dont, jusqu' alors, on ne s'
était servi que sur terre. Il demanda qu' on l' entendit.
Les ministres, les vieux militaires se récrièrent, affirmèrent
que cet inventeur devait être un fou, attendu que les mortiers à
bombes ne pouvaient rendre de services que placés su un terrain
solide. Le roi, cependant, ne se laissa pas entraîner et fit mander
l' officier béarnais.
Renau d'Eliçagaray se présenta devant lui, développa
ses idées avec beaucoup d' enthousiasme et ale clarté et
demanda qu' on lui permit d' expérimenter son système.
Des essais eurent lieu, en effet, au Havre et à Dunkerque. Ils
furent couronnés de succès, et Louis XIV décida que
le moyen d' attaque contre Alger serait le bombardement.
A propos du bombardement de Casablanca, il était, me semble-t-il,
assez curieux de rappeler comment fut décidé et comment
s' opéra le premier bombardement d' une ville de la côte
africaine.
La flotte mit à la voile et sortit du port de Toulon le 21 Juillet
1682. Elle se composait de 11 vaisseaux de guerre, de 15 galères,
de 5 galiotes à bombes ou bombardes, de 2 brûlots et de plusieurs
tartanes et bâtiments légers. Duquesne commandait ces forces
et Renau, monté sur la galiote Fulminante, dirigeait les
bombardes et les brûlots.
Les bombes causèrent dans la ville des désastres affreux.
Les Algériens, surpris, épouvantés par ce nouveau
genre d' attaque, s' empressèrent d' envoyer à l' amiral
le père Levacher, vicaire apostolique et consul de France à
Alger, pour le prier de cesser le feu.
Comme le père Levacher rapportait les conditions de Duquesne au
dey Baba-Hassan et disait à celui-ci que cette expédition
coûterait au roi de France plus de trente millions, le dey, dont
le cynisme égalait la cupidité, lui répondit
- Si ton sultan m' avait seulement donné la moitié de cette
somme, je me serais chargé de brûler de mes mains la ville
toute entière.
L' année suivante, les hostilités recommencèrent.
Renau d' Eliçagaray avait créé un corps d' artilleurs
et bombardiers marins et, il avait coulé des mortiers qui lançaient
des bombes à plus de dix-sept cents toises. Alger fut attaqué
de nouveau les 26 et 27 Juin 1683 ; la moitié de ses maisons furent
détruites et huit cents personnes périrent au milieu des
décombres. Une révolution s' ensuivit. Baba-Hassan fut assassiné...
Un traité fut conclu pour cent ans avec son successeur Ibrahim
1er..Mais, au bout de trois ans, les Algériens recommençaient
les hostilités. Le maréchal d'Èstrées se rendit
devant Alger avec une flotte et lança 11,000 bombes sur la ville.
Les habitants, définitivement, convaincus de la puissance française,
se soumirent alors et, le 27 Septembre 1689, fut signé un traité
de paix qui ne fut rompu qu' en 1830, lors des hostilités qui aboutirent
à la conquête de l' Algérie
****.
Aujourd' hui, la France a conquit; Alger et Tunis à la civilisation,
mais le Maroc demeure, en dépit des efforts de l' Europe, comme
le dernier vestige des Etats barbaresques d' autrefois. Ses ports ne sont
plus, comme jadis, des repaires de forbans, mais ses villes ne sont guère
plus sûres pour les Européens qu' elles ne l' étaient
au temps de Louis XIV. La piraterie a disparu sur la côte, mais
elle s' exerce, à présent, en plein coeur du pays et sur
nos frontières algériennes. Quant aux haines de race et
de religion, elles sont demeurées aussi vivaces qu' à l'
époque où les vaisseaux de Duquesne allaient délivrer
les chrétiens captifs aux rivages du Maure.
Du jour où la France prit la résolution. d' occuper et de
garder l' Algérie, une guerre sérieuse ou une alliance étroite
avec le Maroc apparurent nécessaires. L' alliance était
impossible. La guerre éclata.
Déjà, en 1836, le Maroc fournissait des secours contre nous
aux Arabes de l' Algérie. Plus tard, Abd-el-Kader fut ravitaillé
maintes fois par les tribus marocaines de la frontière. Aux plaintes
de la France, le sultan Abderrraman répondait, comme aujourd' hui
Abd-el-Aziz, qu' il était impuissant
vis-à-vis de certains de ses sujets.
Les hommes de ces mêmes tribus indépendantes, que le feu
de nos vaisseaux vient de décimer dans la campagne autour de Casablanca,
s' armèrent alors pour Abdel-Kader. Des rassemblements considérables
de Marocains se formèrent sur nos frontières. Lorsque, en
1844, on se décida à envoyer une flotte devant Tanger, la
guerre était inévitable. Tanger fut bombardé par
la flotte du prince de Joinville ; puis les 60,000 cavaliers marocains,
réunis dans la plaine de l' Isly sous les ordres de Mou-ley-Mahammed,
fils du sultan, furent taillés en pièces par la petite armée
de 8,000 hommes que commandait le maréchal Bugeaud. Et, grâce
à ces deux faits d' armes, la conquête de l' Algérie
put désormais se poursuivre sans que l' action marocaine vint en
retarder l' accomplissement.
Mais la France n' en avait pas fini avec le Maroc. Toute l' opiniâtreté,
toute la mauvaise foi des Barbaresques survivent, chez ce peuple fanatique
et pillard. Et les événements récents démontrent
que nous avons tout à redouter du voisinage de ce pays livré
à l' anarchie.
Depuis tantôt soixante-trois ans, nous n' avons cessé de
répéter aux Marocains que notre intention n' était
point de les soumettre à notre domination. Nous avons bombardé
des ports, occupé des points de la frontière, mais notre
action s' est arrêtée là. Et les Marocains, peu familiarisés
avec les subtilités de la diplomatie européenne, en ont
conclu que nous avions peur d' eux.
Lorsque, en 1814, le sultan Moulev-Abder-raman concentrait sur nos frontières
algériennes les cavaliers des tribus accourus de tous les points
de l' empire, même du fond de l' Ouest marocain, c' était,
il l' avoua plus tard, dans l' intention de nous intimider.
C' est dans le même sentiment que le maghzen a laissé s'
accomplir les événements qui amenèrent la répression
d' aujourd' hui. Le Maroc ne croit à notre force que lorsque nous
frappons. Dès que nous cessons de frapper, il conclut qu' il peut
frapper à son tour.
Un homme qui a étudié à fond les peuples du Nord
de l' Afrique, Léon Roches, qui fut secrétaire intime d'
Abd-el-Kader, disait :
« Il existe chez les musulmans un sentiment d' amour-propre, une
sorte de respect humain qui les empêche de s' avouer entre eux leur
faiblesse vis-à-vis des chrétiens : leurs craintes intimes
se traduisent en forfanteries, et ils croiraient se compromettre en montrant
à leurs coreligionnaires des tendances pacifiques à l' égard
des infidèles...».
Cet état d' esprit semble bien être celui des
Marocains d' aujourd' hui. Il faut en conclure que la tâche sera
rude pour les amener à notre civilisation, infiniment plus rude
qu' elle ne le fut pour la Tunisie et pour l' Algérie, car, suivant
un proverbe de là-bas, « le Tunisien est une femme, l' Algérien
est un homme, le Marocain seul est un guerrier ».
Ernest LAUT.
Le Petit Journal illustré
du 25 Août 1907
|