GRACIÉ ! ..
Ce qu' il méritait. - Ce qu' il espère
La commutation de peine accordée à Soleilland a surpris
et vivement ému l' opinion publique. L' horreur du crime avait
si violemment soulevé l' indignation populaire qu' on ne pouvait
croire à une mesure de clémence en faveur du meurtrier.
Le fait s' est produit cependant. M. le Président de la République
a cru devoir gracier l' assassin de la petite Marthe.
On sait quel fut l' effet de cette mesure sur le sentiment public. Des
protestations s' élevèrent de toutes parts ; à Paris,
des manifestations s' improvisèrent. Le triomphe des partisans
de l' abolition de la peine de mort ne va pas sans soulever une réelle
indignation.
A la vérité, le moment est mal choisi pour donner ainsi
gain de cause à l' humanitarisme. Les crimes contre la vie humaine
sont en progression constante et de plus en plus alarmante.
Sans remonter bien loin dans le passé, si l' on ne prend que la
dernière statistique générale publiée il y
a quelques semaines, on voit que, de 1901 à 1905, le chiffre annuel
des assassinats jugés contradictoirement aux assises a passé
de 150 à 169, celui des meurtres de 163à 274. Nous ne parlons
ici, bien entendu, que des crimes dont on a poursuivi les auteurs : ceux
qui n' ont pas abouti à un procès en cour d' assises sont
bien autrement nombreux. Si, pour les meurtres et assassinats, on ajoute
aux accusations jugées les affaires qui ont été abandonnées
à la suite de classements ou d' ordonnances de non-lieu, on obtient,
pour 1905, un total de 1,075 crimes, au lieu de 715 en 1901. Le rédacteur
de la statistique croit devoir faire remarquer que « cette recrudescence
des crimes de sang, qui se dégage si nettement de l' examen des
chiffres, pourrait, si elle persistait, devenir inquiétante ».
Il est permis de penser qu' elle l' est déjà.
Veut-on savoir, par contre, ce que devient la répression des attentats
les plus graves, ceux que le Code pénal punit de la peine de mort
? Voici ce qui résulte de la statistique. De 1891 à 1895,
la moyenne des condamnations capitales prononcées chaque année
avait été de 28. Pendant la période de 1896 à
1900, elle était tombée à 17. De 1901 à 1905,
elle était descendue à 16.
Il ne s' agit là que des verdicts rapportés par le jury,
et non des exécutions. Celles-ci ont diminué dans une proportion
bien plus forte. De 1881 à 1900, la proportion des grâces
par rapport aux condamnations à mort avait été de
65 %, soit environ deux grâces contre une exécution. De 1901
à 1905, la proportion moyenne a monté jusqu'à 91%.
En 1905, sur 18 condamnations à mort, 4 ont été exécutées.
A Paris, comme on sait, la guillotine a complètement cessé
de fonctionner depuis plusieurs années. N' est-il pas naturel que,
devant cet affaiblissement de la répression correspondant à
l' accroissement du nombre des crimes commis contre la vie humaine, l'
opinion publique ne puisse se contenir et manifeste un courroux légitime
?
La grâce de Soleilland a été d' autant plus mal accueillie
que, depuis longtemps, le sentiment général se manifestait
contre les excès d' indulgence des pouvoirs publics. La preuve
en est dans les nombreuses pétitions signées par les jurys
des cours d' assises pour le maintien de la peine de mort.
D' autre part, il s' agissait, cette fois, de punir le plus odieux des
crimes, celui dont une innocente enfant avait été la victime.
Ce que méritait le meurtrier, c' était la guillotine.
Ce qu' il espère, nous le disons plus loin dans notre
« Variété » consacrée à l' existence
des bagnards. Il n' aura peut-être pas immédiatement ce qu'
il avait rêvé... Mais dans quelques années, s' il
se plie au travail, s' il se conduit bien au pénitencier, ne verra-t-il
pas se réaliser presque complètement les illusions qui l'
avaient bercé dans sa prison et dont il faisait cyniquement la
confidence à sa famille ?
Ne jouira-t-il pas de tous les avantages des forçats repentis ?
Ne mènera-t-il pas là-bas, à peu près dégagé
de toute surveillance, l' existence placide d' un colon ?
Et pourtant, quand on songe à cet épilogue rendu fatal par
le fait même de la grâce accordée au condamné,
n' est-on pas justement indigné qu' un tel forfait ne soit pas
plus cruellement puni ?
VARIETE
La vie au
bagne
Les illusions de Soleilland.
- Châteaux en... Guyane. - Le transport des condamnés à
bord de la « Loire ». - Leur régime. - L' existence
des forçats. - Nourriture. - Durée de la journée
de travail. - Le camp de discipline. - La légende du bagne-éden.
- Ce qu' on devrait faire pour la détruire.
Soleilland doit être au comble de ses vœux, bien que, au moment
où son avocat lui annonça sa grâce, il n' ait laissé
paraître aucune joie. Mais nos lecteurs se souviennent à
coup sûr des espérances qu' il exprimait, au mois d' Avril
dernier, dans des lettres à sa femme et à son beau-frère.
Confiant dans la clémence présidentielle - qui s' est d'
ailleurs exercée en sa faveur - le misérable faisait des
projets d' avenir. Un pasteur protestant qui le visitait lui avait décrit
la vie au bagne sous les plus riantes couleurs.
« D' après ce qu' il m' a dit, écrivait l' assassin
de la petite Marthe, on me donnera tout ce dont j' aurai besoin pour travailler,
on me donnera des planches pour me bâtir une maison sur la concession
de terre que je recevrai aussi. Il m' assure qu' il a connu des personnes
qui s' étaient bâti des châlets qu' ils revendaient
ensuite pour le prix de 40,000 francs. Je recevrai aussi trente jours
de vivres pour moi et pour les personnes qui viendront me retrouver, afin
d' attendre le moment où je pourrai commencer à travailler.
Nous pourrons ainsi cultiver tout ce dont nous aurons besoin... Il me
dit encore qu' il y a de l' argent à gagner pour celui qui est
débrouillard, car tout ce qui se fait se vend très cher
aussitôt. Pour finir sur ce point, il me dit que, tout en étant
au pénitencier, je gagnerai mes 4 francs par jour... »
Le pasteur, évidemment, dorait la pilule à son ouaille.
Et Soleilland, l' imagination aidant, se voyait, au bout de deux ans,
avec 2,000 francs d' économies... Il bâtissait des châteaux...
en Guyane, et même il entrevoyait l' époque où, rendu
à la liberté grâce à son travail et à
sa bonne conduite, il rentrait en France et vivait en famille, heureux
et réhabilité... C' était une idylle... une idylle,
et voilà tout !
Mais, heureusement, la vérité est loin de ce tableau enchanteur.
De vieux bagnards qui séjournèrent à la Nouvelle-Calédonie
ont répandu la légende d' un bagne qui serait un lieu de
délices.
Il est certain que la « Nouvelle » est un paradis et que les
transportés n' eurent jamais à y souffrir des rigueurs du
climat. Mais on ignore trop communément que, depuis 1896, on ne
transporte plus de forçats à la Nouvelle, et que c' est
sur la Guyane seulement que sont dirigés les condamnés aux
travaux forcés.
Or, avec la Guyane, il en va tout autrement.
Sans exagérer l' insalubrité du climat de ce pays, sans
en faire ce qu' on a appelé « l' un des cercles de l' enfer
», il faut reconnaître que le travail y est très dur
pour les Européens. La moyenne de la température y est de
40 degrés et le chiffre de la mortalité qu' on a pu, grâce
à l' hygiène, abaisser à 7 %, ce qui est déjà
une proportion très forte, y monta naguère jusqu' à
15 %.
Quant aux conditions dans lesquelles y vivent les condamnés, elles
réservent à l' assassin de la petite Marthe de cruelles
désillusions.
***
Dans quelque temps, le condamné
sera transporté au dépôt de Saint-Martin-de-Ré;
là, il revêtira le droguet, qui est depuis tantôt
quatre siècles le vêtement spécial des bagnards, puis
un vapeur de l' État le conduira dans la rade de l' île d'
Aix, où il montera à bord de la Loire, bâtiment
affecté au transport des forçats.
Pendant la traversée, il aura pour séjour l' un des deux
entreponts du navire où se trouvent les bagnes qui peuvent contenir
de 75 à 100 condamnés.
S' il se conduit mal, il sera logé dans un des cachots qui se trouvent
à l' avant du navire, et dans lesquels on enferme les plus mauvais
sujets du convoi.
A bord, il sera chargé, avec ses compagnons de détention,
du nettoyage des batteries et entreponts, sous la surveillance de gardiens
qui veillent revolver au poing. Il déjeunera, à sept heures,
de 25 centilitres de café et d' un quart de biscuit ; à
huit heures, il aura droit à une demi-heure de promenade en commun
sur le pont ; à dix heures, il fera un premier repas composé
de la ration ordinaire des matelots : soupe ou viande fraîche avec
légumes et 25 centilitres de vin. L' après-midi, lavage
du linge et autres travaux organisés par équipes, puis promenade
d' une heure. A cinq heures, repas du soir, soupe, et légumes sans
vin, et à six heures, coucher.
Le dimanche, les bienfaits de la loi sur le repos hebdomadaire n' ayant
pas encore été appliqués aux forçats, on travaille
aussi, mais la durée de la promenade est doublée : trois
heures au lieu d' une heure et demie.
Telle sera l' existence de Soleilland à bord de la Loire.
Le régime, on le voit, ne lui sera pas trop cruel.
A la Guyanne, il sera débarqué à l' île Royale,
chef-lieu du groupe des îles du Salut. Là, on l' immatriculera,
on le numérotera et on l' enverra dans l' un des pénitenciers,
soit à Cayenne, à Saint-Jean-du-Marroni, à Kourou
ou aux îles du Salut.
C' est alors qu' il pourra constater qu' il y a une marge entre ses rêves
et la réalité.
***
Au bagne, les forçats sont
répartis en trois catégories. Il faut, bien entendu, surtout
lorsqu' on est, comme Soleilland, condamné à perpétuité,
commencer par être de la troisième. Si l' on se conduit bien,
on accède à la seconde. Quant à la première,
ce n' est qu' après des années de travail et de bonne conduite
qu' on peut espérer y arriver.
Les besognes les plus rudes sont réservées aux condamnés
de la troisième catégorie. Ils sont chargés de la
construction et de la réfection des routes, du transport des bois,
du défrichement des terrains boisés, etc.
La durée de la journée de travail est de sept heures. -
Les bagnards ont, vous le voyez, conquis mieux que la journée de
huit heures. - Mais ce travail s' accomplit parfois dans des conditions
terribles, sous un soleil de plomb, dans une atmosphère de feu
qui a bien vite raison des natures les plus vigoureuses.
La nourriture quotidienne se compose de 750 grammes de pain, de 250 grammes
de viande fraîche ou de conserve et de légumes verts ou secs,
à condition, toutefois, que le forçat travaille. S' il se
refuse à accomplir la besogne réglementaire, on le met au
pain et à l' eau d' abord ; puis, en cas de récidive, on
le condamne à la cellule pour une durée de six mois à
deux ans. S' il est incorrigible, on l' expédie au camp de discipline,
et on l' y laisse aussi longtemps qu' il est nécessaire pour l'
amender et l' assouplir.
Là, on le condamne à la marche forcée dans le silence
absolu ; on peut même l' enfermer, pour un mois, dans un cachot
où il est complètement privé de lumière.
Enfin, s' il commet quelque crime sur la personne de ses co-détenus
ou de ses gardiens, il passe devant un tribunal spécial qui peut
le condamner à mort. La guillotine sera-t-elle supprimée
aussi à la Guyane dans le projet de loi que le gouvernement doit
soumettre aux Chambres ?...
Voilà quelle est la vie, quels sont les devoirs des forçats
au bagne, et quelles sont les pénalités qui les attendent
s' ils ne se plient pas aux rigueurs de la discipline.
****
Il est vrai que, depuis quelques
années, ces rigueurs se sont adoucies quelque peu. Des enquêtes
faites à Cayenne, et surtout à Nouméa, ont révélé
que l' on avait souvent pour les bagnards, même de seconde et de
troisième catégories, des procédés plus doux
que ceux édictés par les règlements.
L' humanitarisme qui sévit chez nous de façon intensive
a sa répercussion par-delà les mers. Même n' est-il
pas question de supprimer les bagnes de la Guyane et de les transporter
sous des climats plus doux ?
La Nouvelle-Calédonie, dont les ressources auraient décru
depuis qu' on n' y envoie plus de forçats, demandait, l' an dernier,
qu' on lui rendît cet élément de prospérité.
Or, il paraît que ce ne serait point assez de faire droit à
cette requête et de diriger de nouveau les condamnés vers
cet éden. Au début de 1906, il fut un instant question de
supprimer les pénitenciers de la Guyane et de choisit, pour lieu
de transportation, Tahiti, « la perle du Pacifique », un vrai
paradis terrestre.
Une telle décision serait un véritable défi au bon
sens et à la raison. Ce n' est pas au moment où l' on supprime
la peine de mort qu' il faut adoucir encore celle des travaux forcés.
C' est bien assez qu' après quelques années de travail et
de repentir, le forçat puisse jouir d' un traitement de faveur
et d' une liberté relative. Il ne faut pas que des légendes
s' établissent dans le genre de celle qui entretenait, dans l'
esprit de Soleilland, les plus agréables illusions. Dans l' intérêt
même de la sécurité publique, il importe, au contraire,
qu' on ne laisse voir aux gens que sollicite l' idée du crime que
les sévérités de bagne.
A vrai dire, tous le criminels, apaches, rôdeurs, candidats à
la relégation, se font des illusions pareilles. Ils n' ont pas
peur d' aller à Cayenne. Les camarades qui y sont allés
et qui ont réussi à s' en évader - leur nombre est
plus grand qu' on ne se l' imagine - leur ont dit que ce n' était
pas si terrible qu' on le croyait. Ils savent que la surveillance ne s'
exerce pas toujours avec une absolue sévérité ; ils
n' ignorent pas que le silence, qui est la punition la plus dure qu' on
puisse imposer à des hommes, ne peut être exigé complètement
Ils savent encore que la peine de la double chaîne a été
supprimée l' an dernier et que, au cas où ils seraient envoyés
au bagne et tenteraient de s' évader, ils n' auraient plus à
la subir s' ils étaient repris. Ils ont lu, dans les feuilles,
que les forçats ne manquaient ni de distractions ni de petits avantages,
qu' il y avait à Cayenne une fanfare formée parmi les déportés,
qui donnait des concerts publics, et que, à Nouméa, il s'
était formé entre forçats un syndicat pour l' organisation
de distractions les jours de repos.
Tout cela, voyez-vous, n' est pas de nature à leur donner la crainte
salutaire du bagne. Ce sont peut-être des illusions, mais ces illusions
là sont malsaines et l' on devrait faire tout pour empêcher
qu' elle se répandent.
Le jour où les gredins seront bien persuadés que le traitement
qu' ils auraient à subir au bagne est réellement rigoureux,
qu' on leur imposera vraiment un travail forcé et qu' il leur faudra
des années d' obéissance et de soumission pour obtenir quelque
adoucissement à leur sort, ce jour-là peut-être verrons-nous
diminuer la criminalité.
Mais tant que le régime de nos prisons métropolitaines sera
ridiculement doux, tant que l' indulgence des tribunaux s' exercera sans
mesure au profit des coupables, tant que la légende du bagne-éden
subsistera et fera naître dans la cervelle des criminels des projets
d' avenir comme ceux que caressait Soleilland, la sécurité
de nos villes et de nos campagnes sera de plus en plus compromise.
Les pouvoirs publics ne finiront-ils pas par se persuader de cette vérité
?...
Ernest LAUT.
Le Petit Journal illustré
du 29 Septembre 1907
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