LES FLÉAUX DES CAMPAGNES

L' inondation
A la suite d' un épouvantable ouragan, des trombes d' eau se sont abattues sur nos régions viticoles de l' Hérault et du Gard. C' est une véritable catastrophe qui vient ajouter ses horreurs aux souffrances subies par le Midi. Des ponts emportés, des maisons écroulées, des usines détruites, les vignes arrachées, la récolte en partie perdue et des victimes, hélas ! ensevelies sous les débris de leurs logis ruinés.
Tel est le bilan de ce cataclysme.
La solidarité humaine s' est heureusement manifestée de toutes parts en ces tristes circonstances. Habitants, gendarmes, soldats de la ligne et du génie ont concouru au sauvetage avec un dévouement au-dessus de tous les éloges.
Nous consacrons aujourd' hui notre « Variété » à l' histoire des inondations en France et aux causes qui les produisent et les font, à présent, si fréquentes. Nos lecteurs verront par là combien il importe d' arrêter les progrès du déboisement dont ces cataclysmes sont les suites inévitables et fatales.

Variété

INONDATIONS
Le désastre du Midi. - Il y a dix-sept ans- La crue de l' Ardèche. - Les inondations de Paris. - Méfaits de la Seine et de la Bièvre. - La cause de ces catastrophes. - Le déboisement. - Vengeances de la nature. - Propagande en faveur de l' arbre. - Le salut de la terre est dans le reboisement.

Le Midi, déjà si éprouvé par la mévente de ses vins, vient de subir un nouveau désastre. L' inondation a ravagé deux départements, le Gard et l' Hérault. Surpris au milieu des travaux de la vendange, par une crue d' une effrayante soudaineté, les vendangeurs n' ont eu que le temps de s' enfuir. De graves accidents se sont produits, des maisons se sont écroulées, ensevelissant leurs habitants sous les décombres ; la moitié de la récolte est perdue.
Depuis dix-sept ans, les eaux n' avaient pas causé, dans le Sud de la France, pareil malheur.
En 1890, le département le plus éprouvé fut celui de l' Ardèche. C' est également à la fin de Septembre que se produisit la catastrophe. Elle fut, comme aujourd' hui, la suite naturelle d' épouvantables orages qui avaient éclaté sur la région.
Au milieu de la nuit, une véritable trombe d' eau s' y abattit. Toutes les rivières, dont plusieurs, la veille, étaient à sec, débordèrent en un instant. L' Ardèche surtout causa de terribles dégâts. Depuis le col de la Charade, où elle prend sa source, jusqu' au delà du pont d' Arc, à sa sortie du département, elle emporta tout sur son passage : propriétés, ponts, barrages, maisons, dévastant les vallées, jetant l' effroi chez les habitants et faisant maintes victimes, dont les cadavres furent retrouvés le lendemain sur ses rives. Jamais, de mémoire d' homme, cette rivière n' avait débordé de façon aussi effroyable et aussi soudaine
En quelques heures, elle s' éleva à la hauteur à peine croyable de 17 m. 50 au dessus de son niveau normal. Son débit, qui était ordinairement de 5 mètres cubes par seconde, devint de 8,000 mètres cubes, soit 1,600 fois plus fort. La petite rivière de la Vidourle, qui n' avait qu' un débit de 100 litres par seconde, monta à 1.500. A Annonay, la Cance atteignit plus de 8 mètres. Ces chiffres donnent une idée de l' impétuosité du flot et des ravages qu' il dut occasionner.
L' année suivante, les départements du bassin du Rhône furent de nouveau très éprouvés par l' inondation. Mais, depuis lors, les eaux n' y avaient plus causé de désastre comparable à celui dont le Gard et l' Hérault viennent d' être victimes.

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Nos départements du Midi sont, de par la nature du sol, de par leurs rivières torrentueuses, plus exposés que les autres régions de la France à de telles catastrophes. Il s' en est produit souvent au cours du siècle dernier et le souvenir des plus épouvantables, notamment celles de 1827 et de 1857, qui ravagèrent l' Ardèche, le Gard et l' Hérault, est resté dans la mémoire populaire.
Mais ce n' est point à dire que le Nord en soit exempt. Il n' y a pas plus de cinq ans que le Nord et le Pas-de-Calais furent en partie dévastés par les eaux. Le fléau peut sévir partout, parce qu' il est dû à une cause à peu près générale que je me propose d' exposer plus loin.
Paris même eut ses inondations terribles.
En 1195, disent les Chroniques, la hauteur des eaux de la Seine força PhilippeAuguste à fuir son palais de la Cité et à se réfugier dans l' abbaye de Sainte-Geneviève.
Au quinzième siècle, trois inondations épouvantèrent les habitants de Paris. Au mois de Juin 1426, le soir de la fête de Saint-Jean, la Seine déborda si subitement qu' elle atteignit le feu allumé sur la place de Grève en l' honneur de cette solennité.
L' année suivante, le 8 Juin 1427, ses eaux couvrirent l' île Saint-Louis et l' île Louviers. et s' élevèrent jusqu' au premier étage des maisons situées sur les quais. Au mois de Janvier 1493, elles s' étendirent jusqu' à la place Haubert et la rue Saint-André-des-Arcs. C' est à la suite de cette inondation qu' on érigea, au coin de la Vallée de Misère, à l' endroit où se trouve aujourd' hui le quai de la Mégisserie, un pilier portant une statue de la Vierge avec cette inscription :

Mil quatre cens quatre-vingt-treize,
Le septiesme jour de Janvier,
Seyne fut ici à son aise
Battant le siège du pillier.

La Bièvre, ce ruisseau bourbeux qui bien des Parisiens n' ont même jamais vu et dont le cours est aujourd' hui à peu près complètement couvert dans Paris, la Bièvre causa, elle aussi, une inondation terrible. Ce fut en 1579, le « déluge Saint-Marcel ».
En 1647, la Seine grossit tellement qu' on alla en bateau dans les rues du Coq et du Mouton. Onze ans plus tard, l' inondation fut plus effroyable encore. Ce fut un vrai désastre. Toutes les maisons des quais furent anéanties par la force du courant.
L' inondation de 1740 ne fut pas moins calamiteuse. Son niveau est encore marqué aujourd' hui au pont Royal, à l' échelle indicatrice des hauteurs de la Seine.
Chose curieuse, un siècle plus tard exactement, un cataclysme du même genre désolait, non plus Paris, mais une grande partie de la France. Neuf départements eurent alors leurs vallées ensevelies sous les eaux ; ce furent : l' Ain, l' Ardèche, les Bouches-du-Rhône, la Côte-d' Or, la Drôme, le Gard, l' Isère, le Rhône et la Saône-et-Loire. Lyon souffrit plus qu' aucune autre ville dans ce désastre. Plus de cinq cents maisons furent anéanties dans les faubourgs de Vaise et de la Guillotière. Ce fut, dans tout le bassin du Rhône, un affreux spectacle de désolation et de misère.

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Je disais plus haut que le fléau des inondations tenait à une cause générale et à peu près unique que je me proposais d' exposer.
Cette cause est dans une sorte de revanche de la nature contre l' homme qui attente, avec une coupable inconscience, à sa force, à sa grandeur, à sa beauté. Depuis quelques années, elle semble lui donner ainsi de cruels enseignements. Les éboulements de rochers, les avalanches de pierres et de boue, les trombes d' eau se succèdent, semant de toutes parts la terreur dans les pays de montagnes et dans les vallées. Vous souvenez-vous de ces épouvantables catastrophes de Saint-Gervais, et, plus près de nous, de Modane, au cours desquelles des torrents d' eau, de pierres et de vase emportaient des villages entiers ?..
D' où vient que de tels cataclysmes sont aujourd' hui si fréquents, alors que, dans l' histoire des siècles passés, il en est fait mention si rarement, ?... Pourquoi la terre semble-t-elle, à présent plus qu' autrefois, inclémente et hostile à l' homme ? Pourquoi ?... Parce que l' homme se montre, de jour en jour, plus imprévoyant, plus égoïste, plus inconscient.
Maintes fois, nous l' avons dit ici, et nous ne saurions trop le répéter, c' est au déboisement acharné qui sévit de toutes parts, c' est au déboisement immodéré qu' est due la fréquence de ces phénomènes meurtriers. En arrachant inconsidérément les arbres, on affaiblit le sol, on déracine les rocs, on détruit le rempart que la nature a créé pour résister aux intempéries et l' on prépare, par cela même, les pires catastrophes.
« Quand les arbres se fixent sur un sol, dit Surrel, leurs racines le consolident et l' enserrent ; leurs rameaux le protègent contre le choc violent des gouttes de pluie et de la grêle. Leurs troncs, et en même temps les rejetons, les broussailles, le gazon et tous ces végétaux variés qui croissent à leur pied, opposent des obstacles aux ruisselets qui tendraient à le creuser. Le sol, meuble par lui-même, est donc recouvert d' une enveloppe solide que ne peuvent miner les eaux... » Arracher l' arbre, c' est désagréger ce sol.

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J' ai sous les yeux un excellent rapport présenté naguère par M. Bernard, inspecteur adjoint des eaux et forêts, à la section d' Annecy de la Société des Amis des arbres. La question y est étudiée avec une rare compétence ; et il serait désirable que de tels travaux fussent répandus dans nos régions montagneuses, et en particulier dans les Alpes, « où le mouvement en faveur de la culture rationnelle des bois n' est pas encore commencé, ou, tout au plus, ne fait que commencer... »
Nous nous moquons volontiers, aujourd' hui, du vieux principe des quatre éléments qui résumait jadis toutes les connaissances physiques de nos pères.. L' eau, la terre, l' air et le feu assuraient, suivant eux, la vie de la nature. Et nos aïeux avaient voué un véritable culte aux arbres et aux bois, pour l' influence heureuse qu' ils exerçaient sur les quatre éléments.
Ils aimaient et ils respectaient les forêts parce qu' elles régularisent le régime des eaux ; parce qu' elles défendent le sol contre l' action dévastatrice des avalanches et des torrents ; parce qu' elles purifient l' air, arrêtent les vents tempétueux et améliorent la salubrité du climat ; enfin, parce qu' ils pouvaient se chauffer de leur bois. Au fond de toutes les vieilles croyances païennes, il y a toujours quelque raison économique. Les anciens vénéraient les bois pour les bienfaits qu' ils en retiraient.
Au fur et a mesure que se perdaient ces traditions naïves, l' homme abusait de plus en plus de toutes les ressources de la nature. Il l' a tant dépouillée, sans mesure, sans utilité souvent, plus souvent encore par esprit de mercantilisme, qu' à la fin elle se révolte et qu' elle l' ensevelit sous les ruines qu' il a préparées.

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Sans prétendre rénover le culte ingénu que nos pères avaient pour les arbres et les bois, on a compris enfin qu' il fallait en inspirer le respect aux jeunes générations, et que c' était là le seul moyen de préserver l' avenir des cataclysmes qui attristent le présent.
A défaut de la sollicitude parlementaire qui eût bien dû, depuis longtemps, s' émouvoir en faveur de nos forêts, et nous doter de quelque bonne loi pareille à celle qui, en Autriche, ne permet d' abattre un arbre que si on en a, au préalable, planté deux ; à défaut de la protection de l' Etat qui, trop fréquemment, laisse abattre sans raisons les arbres de ses routes, nos bois ont trouvé des défenseurs qui se sont groupés pour les préserver. Plusieurs associations ont assumé, en France, cette belle tâche. La plus importante, la Société des Amis des arbres, voit déjà, grâce à ses sections régionales, son influence rayonner sur tout le pays et particulièrement dans les régions montagneuses et forestières.
D' autre part ,une jolie coutume, qui nous est venue, je crois, d' Italie, est en train de se répandre chez nous, pour le plus grand bien de nos forêts. C' est la coutume des fêtes des Arbres. Depuis 1902, cette fête a été instituée dans toutes les communes italiennes par décret du ministre de l' Agriculture.

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La Belgique, la première, emprunta cette tradition aux Italiens. A Esneux, où eut lieu la première de ces fêtes, on plaça,
pour le commémorer une plaque qui portait, dans le pittoresque patois wallon, une jolie inscription dont voici la traduction :
« L' an 1905, le 21 du mois de Mai, cet arbre a été planté pour enseigner les petits, pour faire penser les grands et pour dire à tous : Aimez les arbres, respectez-les pour la beauté et l' honneur du pays. Qui que vous soyez, les arbres ont abrité vos jeux d' enfant, vos amours de jeunesse, votre repas bien gagné. Ils ont vu, toutes vos joies, toutes vos peines. Ils demeureront encore quand vous aurez passé, pour donner ombre, leurs fleurs, leurs fruits à ceux qui viendront après vous. A qui les sait regarder, il donnent de bons exemples. Ils sont solides honnêtes et doux. Ils donnent leur fruit selon tout leur pouvoir, sans chercher pour qui c' est et si on le prisera jamais. Ils font leur devoir, qu' on le sache ou non. Une rafale passe : ils rendent le bien pour le mal. Le jour où tout le monde fera comme eux, la terre tournera plus joyeusement. »
En France, de concert avec la Société des Amis des arbres, le Touring-Club a commencé, dès l' année dernière, à répandre dans nos communes la coutume de la fête des Arbres. Cette fête, qui s' adresse surtout aux enfants des écoles, a pour but de leur inspirer le respect de l' arbre et le souci de sa conservation. Le maître leur dit les bienfaits de la forêt et leur fait chanter des choeurs à sa louange. Et les souvenirs d' une telle cérémonie demeurent en eux, indestructibles.
Ainsi, c' est encore pour l' instituteur une belle tâche de plus que celle d' éveiller ces sentiments dans les âmes enfantines. C' est à l' école que l' enfant doit apprendre à vénérer tout ce qui fut créé pour son usage, à aimer l' animal qui l' aidera dans ses travaux, à préserver l' arbre qui lui donnera son ombre et ses fruits. Ce ne sont pas là seulement des principes de morale, mais encore des principes d' utilité qu' il lui faut inculquer. Pour que les catastrophes causées par le déboisement soient moins graves et moins fréquentes dans l' avenir, il suffit que nos éducateurs sachent faire comprendre à leurs élèves que, selon la parole d' Onésime Reclus, « le salut de la montagne, de la plaine, des rivières, le salut de la terre, en un mot, est dans le reboisement ».

Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 13 Octobre 1907