L' APACHE EST LA PLAIE DE
PARIS
Plus de 30,000 rôdeurs
contre 8,000 sergents de ville
L' apache est la plaie de Paris. Nous démontrons plus loin, dans
notre « Variété », que, depuis quelques années,
les crimes de sang ont augmenté dans d' invraisemblables proportions.
On évalue, aujourd' hui, à 30,000 au moins le nombre des
rôdeurs - presque tous des jeunes gens de quinze à vingt
ans - qui terrorisent la capital. Et, en face de cette armée encouragée
au mal par la faiblesse des lois répressives et l' indulgence inouïe
des tribunaux, que voyons- nous ?... 8,000 agents pour Paris, 800 par
la banlieue et un millier à peine d' inspecteurs en bourgeois pour
les services dits de sûreté. Ces effectifs qui, depuis quinze
ans n' ont guère été modifiés, sont absolument
insuffisants pour une population dont l' ensemble - Paris et banlieue
- atteint, le chiffre énorme de 4 millions d' habitants . C' est
ce que nous avons voulu démontrer dans la composition si artistique
et si vivement suggestive qui fait, le sujet de notre première
gravure.
VARIETE
size="5">Police et Criminalité
Le nombre des crimes augmente. - Une statistique édifiante.
- Le pullulement des apaches. - Ses causes. - Insuffisance de la police
et faiblesse de la répression. - Dans les campagnes. - Un peuple
de chemineaux contre une poignée de gendarmes et de gardes champêtres.
- Qu' on fasse travailler de force les rôdeurs et les vagabonds.
La gravure, d' un symbolisme si
clair et si suggestif, qui orne notre première page, les chiffres
non moins éloquents qui l' accompagnent témoignent suffisamment
de l' état d' infériorité dans lequel se trouve la
police parisienne vis-à-vis des malfaiteurs.
Mais ce n' est point à Paris seulement que l' augmentation de la
criminalité se manifeste en raison directe de la faiblesse de la
répression. Le phénomène est général,
s' il faut en croire les statistiques, et, depuis quelques années,
la proportion des crimes et délits est, d' un bout à l'
autre de la France, manifestement ascendante. Or, comme la population
n' augmente pas sensiblement, il en résulte que jamais les criminels
n' ont été aussi nombreux qu' aujourd' hui.
Voici, d' ailleurs, quelques chiffres de la dernière statistique
criminelle publiée par le ministère de la Justice. Excusez
leur sécheresse et leur brutalité. On n' a encore rien trouvé
de mieux pour faire une démonstration nette et précise.
Le nombre des plaintes, dénonciations et procès-verbaux,
c' est-à-dire des actes qui ont mis l' action publique en mouvement,
était de 114,181 en 1835 ; il s' élevait 200,000 en 1850,
dépassait 300,000 en 1875, 400,000 en 1880, atteignait 500,000
en 1892 ; en 1901 il fut de 520,868, et, l' an dernier, de 546,257. Autrement
dit, le nombre des crimes et délit a quadruplé depuis 1830
et plus que doublé depuis 1871. Il y eut, l' année dernière
133 plaintes, dénonciations ou procès-verbaux par 10,000
habitants. C' est un chiffre colossal.
Le nombre des crimes portés devant le jury a été
de 2,236, savoir 1,216 crimes contre des personnes et 1,020 contre des
propriétés. Il y avait eu, en 1901, 2,103 crimes jugés,
dont 1,087 contre les personnes. L' augmentation des actes criminels contre
les personnes est donc,en cinq ans, de 129, c' est-a-dire de 12 %. En
particulier, le nombre des assassinats, qui était de 150 en 1901,
a été de 174 en moyenne pendant les deux dernières
années ; le nombre des meurtres est passé, de 163 en 1901,
à 274 en 1905.
L' augmentation des meurtres est donc, en cinq ans, de 40 %. Cette recrudescence
des « crimes de sang » est due évidemment à
l' audace sans cesse croissante de ces rôdeurs, malandrins, scélérats
de toute espèce qui infestent Paris et les grandes villes et que
l' on désigne communément sous le vocable d' apaches.
L' apache est le roi de la rue. Il encombre les boulevards ; les squares
sont, pour lui, lieux d' asile. Paris est un champ de bataille où
ces escarpes jouent impunément du couteau ou du revolver, attaquent
les passants paisibles ou se livrent entre eux des luttes homériques.
Maintes causes ont aidé au pullulement de cette redoutable engeance
: l' alcoolisme, la suppression quasi radicale de l' apprentissage qui
jette à la rue les gamins de treize à vingt ans alors qu'
ils devraient être à l' atelier, la trop grande liberté
laissée aux tenanciers des bars, des hôtels borgnes, des
bouges de toutes sortes où la pègre tient ses assises, prépare
ses coups et se partage les bénéfices des vols ; l' insuffisance
des moyens de répression qui semblent s' affaiblir au fur et à
mesure que grandit l' audace des coquins et surtout, surtout ce fâcheux
esprit de sensiblerie humanitaire qui s' émeut si volontiers pour
les gens sans aveu, et, par contre, se désintéresse totalement
des honnêtes gens.
J' ai montré, dans un précédent article, avec quelle
indulgence les parquets en usent vis-à-vis des rôdeurs. On
les relâche aussitôt arrêtés ou bien on les condamne
à des peines minimes alors que, le plus souvent, ils auraient mérité
pour le moins les travaux forcés. On abuse et on mésuse
des lois de pardon et de sursis, de la libération conditionnelle,
de la réduction des peines. Et, quand on ne peut faire autrement
que d' envoyer les délinquants en prison, c' est dans des prisons
confortables qu' on les loge, dans des prisons où ils trouvent
bon gîte et bon repas, de l' air pur, des livres pour se distraire
et si peu de travail à faire que ce n' est pas la peine d' en parler.
Dans de pareilles conditions, comment voulez-vous que les coquins puissent
craindre la justice ?...
***I
La police elle-même ne les effraie plus. Elle est à peu près
désarmée vis-à-vis d' eux. Malheur à l' agent
qui, dans une bagarre, cerné par vingt apaches, se sera servi de
son sabre ou de son revolver et aura tué ou seulement blessé
l' un de ces intéressants personnages : il sera blâmé,
puni, voire révoqué... L' agent est la victime désignée.
Il doit recevoir les coups et ne pas les rendre. Il peut, à la
rigueur, s' emparer des coquins, mais défense lui est faite de
les endommager...
De l' aveu du directeur de la police municipale, les agents blessés
dans l' exercice de leurs fonctions sont aujourd' hui quarante fois plus
nombreux qu' il y a vingt ans.
Étonnez-vous donc que le recrutement des gardiens de la paix se
fasse de jour en jour plus difficile.
Quant à la police de sûreté, sa mission est devenue
à peu près impossible à remplir. Autrefois, quand
un brigadier de la sûreté avait acquis la certitude que tel
malandrin qu' il observait, qu' il filait, préparait un crime,
il avait la latitude de l' arrêter avant que le crime fût
commis. On lui laissait pour cela, carte blanche. Il n' en est plus de
même aujourd' hui.
A présent, l' agent qui se permettrait d' arrêter préventivement
un criminel s' attirerait les plus graves désagréments.
Il ne peut agir que s' il prend les gredins en flagrant délit ou
lorsque le crime est consommé. La justice trouve peut-être
cela plus régulier, mais j' imagine que les braves gens victimes
du vol ou de la tentative d' assassinat préféreraient qu'
on revînt à la méthode ancienne.
Nos policiers ne sont pas moins habiles ni moins actifs que leurs devanciers,
mais les entraves qu' on ne cesse de mettre à l' exercice de leurs
fonctions les paralysent trop souvent. Ils connaissent fort bien toute
la tourbe qui encombre les bancs de nos boulevards et de nos squares ;
ils savent quelles sont les ressources de ces jeunes scélérats
; ils connaissent également les bars où se réunit
la jeunesse criminelle, les auberges où elle gîte ; mais
ils ne peuvent en franchir le seuil. Ainsi les mauvais coups se préparent
sans que la police puisse même tenter de les empêcher.
Enfin, comme si ce n' était pas assez d' avoir contre elle les
coquins, il arrive souvent que les magistrats, si indulgents aux malfaiteurs,
réservent pour la police toutes leurs sévérités.
« La police des rues est devenue absolument impossible, disait l'
autre jour,à un de nos confrères, un brigadier de la sûreté
découragé. Il faudrait, aujourd' hui, pour pouvoir la faire
sérieusement, un personnel huit on dix fois plus nombreux. D' abord
ceux qui sont maintenant traités en malfaiteurs par les tribunaux
et les autorités, ce ne sont, plus les malfaiteurs eux-mêmes
mais les agents qui les arrêtent n' est nous !... On ne peut pas
se douter de ce que nous risquons, à présent, en arrêtant
les voleurs. A l' audience, avec les présidents actuels, c' est
nous qui « écopons » neuf fois sur dix. C' est comme
réglé d' avance. Quand un gredin s' est fait prendre en
train de voler à l' américaine ou à l' étalage,
ce sont toujours les inspecteurs qui l' ont ramassé qui ont tort
dès qu' on se trouve devant les juges. On ne manque jamais de nous
reprocher de l' avoir arrêté trop vite, ou de lui avoir manqué
d' égards !... Avec des tribunaux pareils, naturellement, les voleurs
ne sont pas souvent condamnés, mais nous sommes, quant à
nous, continuellement « attrapés » pour avoir opéré
des arrestations non suivies de condamnations... »
Il ne manquait plus, pour le triomphe des scélérats, que
de voir les agents jouer le rôle d' accusés devant les tribunaux
et recevoir les mercuriales des magistrats !
Tableau paradoxal qui, s' il n' est pas de nature à assurer le
prestige de la police, doit du moins faire la joie des malfaiteurs...
***
En va-t-il mieux dans les provinces ?... Que nn pas !... C' est pis ,
encore. Les grandes villes, comme Marseille, ont, en général,
une police insuffisante ; les petites villes n' ont pas de police du tout.
Quant aux campagnes, elles sont à peu près abandonnées
aux rançonneurs de grands chemins.
Les vagabonds ont été, de tout temps, la terreur des routes.
Autrefois, quand ils étaient trop nombreux, quand leurs déprédations
tournaient au brigandage, on les jetait sur un pays étranger, comme
fit Duguesclin avec les grandes compagnies, ou bien on en faisait des
exécutions sommaire. Ainsi procédait le roi d' Angleterre
Henri VIII qui en fit, une fois, pendre 40,000 d' un coup.
Aujourd' hui, on en use avec plus de douceur à l' égard
des nomades, mais on n' a pas encore trouvé le moyen d' en débarrasser
le pays.
Et l' on ne sait pas assez ce qu' ils coûtent à nos paysans.
La dîme qu' ils prélèvent, et qu' on n' ose leur refuser,
est lourde.
- Ces gens-là, me disait un jour un fermier, nous doublent nos
impôts.
« J' ai eu, cet hiver, m' écrivait l' an dernier une fermière
de l' Allier, neuf tentatives de vol dans mon poulailler et dans mes écuries.
Avec mes gens, nous avons tiré trente-trois coups de fusil pour
nous défendre. Les malfaiteurs, voyant qu' ils ne pouvaient arriver
à me voler, ont mis le feu à ma ferme qui a entièrement
brûlée, et, pendant que les pompiers travaillaient, à
éteindre l' incendie avec un zèle au-dessus de tout éloge,
des voyous venus en bande chantaient l' Internationale et menaçaient
de remettre le feu le lendemain, ce qu' ils ont fait, du reste. Pour punir
ces incendies et ces tentatives de vol, qu' ont fait la police et le parquet
?... Rien !... »
Que peut, en effet, la police des campagnes, si faible, si mal organisée,
contre cette armée formidable de vagabonds ? Que peuvent 21,000
gendarmes et 32,000 gardes champêtres contre plus de 200,000 chemineaux
?...
Si encore ces agents de la force publique pouvaient s' occuper uniquement
d' assurer la sécurité des campagnes... Mais non ! Le rôle
de la police rurale devient de jour en jour plus complexe et plus difficile
à remplir.
Les gendarmes sont trop fréquemment considérés comme
des fonctionnaires administratifs ; ils font plus souvent, sur les routes,
l' office d' estafettes que de policiers; on leur fait perdre un temps
précieux qu' ils emploieraient infiniment mieux à la poursuite
des malandrins.
Les gardes champêtres sont surtout les serviteurs des maires. Les
petits détails du service de police communale les absorbent complètement,
et ils n' ont le plus souvent, aucune autorité sur les bandes de
nomades et de roulottiers qui viennent s' installer à l' entrée
des villages.
D' autre part, comment pourraient-ils remédier au vagabondage ?
Que feraient-ils des vagabonds s' ils les arrêtaient ? La France
compte 38,000 communes et n' a que 3,000 abris ruraux. 35,000 communes
en sont donc dépourvues. Dans 35,000 communes, il est impossible
de loger les chemineaux, et force est à l' autorité de les
laisser s' installer dans les campagnes, où ils veulent, au pied
des meules ou dans les granges que les fermiers sont bien obligés
de leur ouvrir sous la menace des pires représailles.
Pourtant, le remède est là, dans la constitution d' abris
ruraux ou de colonies qui seraient, non pas des dépôts de
mendicité comme ceux qui existent actuellement, mais des ateliers
où le chemineau devrait payer par son travail le gîte et
la nourriture qu' on lui donnerait.
Ce qu' il faut, c' est rendre au nomade, habitué à l' inaction,
le goût du travail, A ce point de vu, plusieurs pays du Nord nous
offrent des exemples que nous pourrions imiter utilement. La Hollande,
notamment, a cherché à attacher les vagabonds à la
terre. De puissantes entreprises se sont constituées pour acquérir
des fermes et les donner à cultiver aux ouvriers
sans travail ; des communes leur louent leurs terres à un prix
extrêmement réduit.
Plusieurs milliers de malheureux trouvent ainsi une occupation et sont
arrachés à l' armée du pillage. On a fait de même
en Danemark, à l' asile d' Alderdomshjem, et en Belgique, à
l' établissement de Merxplas. Ces colonies sont des modèles
d' organisation méthodique pour le relèvement des vagabonds
par le travail.
***
Concluons... L' augmentation constante de la criminalité, le chiffre
sans cesse croissant des apaches dans les villes, des trimardeurs dans
les campagnes, ne démontrent pas seulement la nécessité
d' augmenter les effectifs de la police. Dût-on décupler
le nombre des agents, des gardes champêtres et des gendarmes, le
but ne serait pas atteint. Ce qu' il faut, c' est rompre avec des utopies
dont l' absurdité éclate à tous les yeux ; ce qu'
il faut, c' est renoncer à cet humanitarisme puéril qui
favorise les coquins aux dépens des honnêtes gens ; ce qu'
il faut, c' est édicter des pénalités sévères
pour tous les criminels, des lois de travail pour tous les paresseux.
Vous voulez moraliser les condamnés et non les faire souffrir ?
Fort bien !... Il y a, pour cela, un moyen et il n' y en a qu' un seul
: le travail. Faites travailler les apaches, faites travailler les vagabonds.
Ne les nourrissez que s' ils travaillent. Le travail seul relève
la conscience humaine, le travail seul est moralisateur.
Ernest LAUT.
Le Petit Journal illustré
du 20 Octobre 1907
|