TRÉSORS ARTISTIQUES AU PILLAGE

Antony Thomas, le cambrioleur d' églises
Depuis longtemps, aucune affaire de cambriolages n' avait pareillement ému l' opinion. C' est que la bande Thomas, dont les méfaits ont été accomplis avec une audace peu commune, s' est attaquée à des objets respectables entre tous, d' une valeur inestimable et dont le vol, la disparition ou la vente à l' étranger constituent une perte irréparable pour l' art français.
Nous faisons, plus loin, l' histoire du pillage des églises depuis l' époque où sévissait la « bande noire » jusqu' à nos jours. Nos lecteurs verront que jamais, depuis un siècle, les trésors de nos églises n' avaient été, autant qu' aujourd' hui, menacés de destruction. Chaque jour, l' instruction révèle de nouveaux cambriolages à l' actif de la bande des détrousseurs de sanctuaires. Tour à tour, les voleurs ont pillé les églises de Saint-Nectaire, d' Ambazac, de la Sauvetat, de Solignac, de Nogent-sur-Othe, de Saint-Nicolas-du-Port à Nancy, de Gien et bien d' autres encore, sans compter les vols du Mont-Saint-Michel et du musée de Guéret... En outre, la brocante, profitant du désarroi causé par la loi de séparation, a réussi à se faire céder, pour des prix dérisoires, des œuvres d' art qui n' étaient pas protégées par des arrêtés de classement.
Il est temps qu' un inventaire sérieux soit fait de nos richesses artistiques et archéologiques, et que des lois sévères soient votées pour punir tous ceux qui, de quelque façon, auront attenté au patrimoine artistique de la France.

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PILLEURS D' ÉGLISES

La « Bande noire ». - L' orfèvrerie française. - Une châsse incomparable. - Vandalisme révolutionnaire. - Les effets de la loi de séparation. Malices de brocanteur. - Histoire de la Vierge de Vaudesincourt. - Lois protectrices. - Ce qu' on a fait en Angleterre et en Italie. - Veillons sur les merveilles d' autrefois.

A propos des vols de la bande Thomas, on a évoqué le souvenir de la « bande noire ».
Qu' était-ce donc que la « bande noire », et d' où vient cette dénomination ?
Sous la Restauration, des spéculateurs s' étaient formés en société pour vendre par petits lots les domaines sécularisés du clergé et les biens des émigrés dont ils s' étaient rendus acquéreurs pendant la Révolution à des prix très modiques. Mais ces trafiquants ne se contentaient pas de vendre des terrains, ils vendaient aussi les matériaux provenant des châteaux qu' ils avaient détruits et les merveilles artistiques des églises qu' ils avaient pillées.
Pourquoi donnait-on à ces sociétés le nom de « bande noire » ? C' était, dit-on, parce qu' un grand nombre de chaudronniers et de marchands de ferrailles se trouvaient au nombre de ces spéculateurs. L' or, l' argent, le bronze des châsses, des reliquaires et des multiples objets du culte avaient attiré les convoitises de ces brocanteurs, et toutes les richesses des églises qui n' avaient pas été portées à la Monnaie pour être fondues étaient tombées entre leurs mains.
Quoi qu' il en soit, l' expression « bande noire » devint le terme de mépris par lequel les artistes, les archéologues dénonçaient les auteurs d' actes de vandalisme ; les journaux menèrent, contre la bande noire, une vigoureuse campagne ; Victor Hugo la flétrit dans une de ses odes, et, quand le baron Taylor entreprit ses Voyages romantiques et pittoresques dans l' ancienne France et commença à dresser l' Inventaire des richesses d' art, il déclara que c' était pour les préserver dorénavant des pillages de la « bande noire ».

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Pendant toute la période révolutionnaire, en dépit des décrets de la Convention, qui déclaraient tout vandale passible de deux ans de fers, ces pillages s' étaient poursuivis avec acharnement. Si riches que soient encore aujourd' hui nos églises, on ne peut se faire une idée des merveilles qu' elles contenaient avant 1793. Pendant cinq siècles, c' est pour elles que les arts de l' orfèvrerie et de l' émaillerie avaient presque uniquement travaillé. Et ces arts étaient, par excellence, des arts de France.
Dès le douzième siècle, les orfèvres français connaissaient le secret de tremper les instruments en fer, de fondre, de purifier, de souder l' or et l' argent, de mouler et de colorer l' or, d' amalgamer les métaux et de les séparer quand ils sont unis ; ils fabriquaient de grands et de petits calices en or et en argent, des passoires, des burettes, des encensoirs battus ou coulés, des chaînes pour suspendre ces encensoirs; ils décoraient les vases de « nielles », les incrustaient de pierres précieuses, de perles, de cabochons ; ils travaillaient au ciselé, aux points, au repoussé... Tous leurs chefs-d' oeuvre étaient destinés aux sanctuaires. Là seulement se manifestaient les besoins de luxe du peuple, alors que la simplicité la plus absolue régnait dans les foyers, même chez les bourgeois aisés.
Les premiers orfèvres avaient été des moines continuateurs du grand saint Eloi. Mais, après l' affranchissement des communes, l' art de l' orfèvrerie commença d' être pratiqué par des laïques. Le registre de la taille de 1292 nous apprend que les maîtres orfèvres de Paris sont déjà au nombre de cent seize.
Outre la vaisselle d' or et d' argent destinée aux familles royales et princières, ces artistes font surtout des objets pour le sacerdoce et des châsses pour les reliques des saints.
Ces châsses ont, le plus souvent, l' aspect d' un coffret ou d' un sarcophage, mais les orfèvres ne s' en tiennent pas toujours à cette forme classique. On les voit donner parfois à leurs reliquaires la figure des objets qu' ils doivent renfermer ; certaines châsses représentent des bustes, des bras, des mains, et jusqu' à des statues tout entières. Tels, par exemple, ce « chef de Saint-Baudime » et les reliquaires en forme de bras et de main que la bande Thomas est accusée d' avoir dérobés à Saint-Nectaire et au musée de Guéret.
La plupart de ces châsses, si on eût voulu évaluer leur prix en monnaie, eussent été d' une valeur pour ainsi dire inestimable. La, plus merveilleuse, peut-être, qui ait été construite au treizième siècle, était la châsse fameuse de sainte Geneviève, qui contenait les reliques de la patronne de Paris. On mit douze ans à amasser l' or, l' argent et les pierres nécessaires à sa fabrication. L' orfèvre Bounait, son auteur, mit près de trois ans à la parachever, de Janvier 1240 à la fin d' Octobre 1242. Il y employa huit marcs d' or et cent quatre d' argent.
La forme de cette châsse était pareille à celle du reliquaire d' Ambazac volé par Thomas. C' était celle d' un petit monument rectangulaire avec une couverture inclinée comme le faîte d' une église, mais sans flèche ni clocher. Sur les faces des deux bouts étaient des figures de la Vierge et de sainte Geneviève ; sur les côtés, les statues des douze apôtres, toutes en argent massif. Les libéralités royales enrichirent tellement ce reliquaire que, bientôt, il fut tout couvert de pierres précieuses. Catherine de Médicis le fit surmonter d' une couronne de diamants.
En 1793, cette merveille, doublement précieuse comme richesse et comme objet d' art, fut impitoyablement envoyée à la Monnaie et mise en pièces.
Que de joyaux disparurent alors dans la tourmente révolutionnaire ! Deux mille trois cent quarante-six églises de France avaient été déclarées biens nationaux. Mais auparavant, les Thomas de l' époque s' en étaient donnés à coeur-joie de les piller : les vases, les châsses, les croix, les ciboires furent envoyés au creuset après avoir été allégés des pierres précieuses qui les ornaient. On vit des misérables s' emparer de tapisseries tissées d' or et d' argent, les brûler pour en extraire quelques fils de métal précieux et détruire ainsi, en vue d' un profit minime, des oeuvres d' art dont la valeur était inestimable
Ce fut une terrible explosion de vandalisme

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Sans doute, nous n' avons plus à craindre, aujourd' hui, une telle ruée de barbarie sur les merveilles de l' art sacré, mais, pour se manifester d' une toute autre façon, les convoitises des vandales d' à présent n' en sont pas moins dangereuses. Les « sans-culottes » qui pillèrent les églises au temps de la Révolution ne connaissaient guère la valeur des objets qu' ils détruisaient ; ceux qui dépouillent les sanctuaires d'à présent les connaissent trop bien, au contraire. Ce sont gens que leur savoir archéologique ne peut égarer et qui savent faire la différence entre une statue du quinzième siècle et un moulage moderne du quartier Saint-Sulpice, si brillamment qu' il soit peinturluré.
Thomas et ses émules, lorsqu' ils détroussent une église, ne se trompent jamais et vont droit au coffre qui contient le plus beau joyau du trésor.
Tant que les conseils de fabrique ont veillé sur les ouvres d' art des sanctuaires, l' avidité des brocanteurs et des voleurs d' églises n' a pu se satisfaire aisément.
Mais, dès qu' il fut question du vote de la loi de séparation des Églises et de l' État, elle ne connut plus de bornes. Des marchands d' antiquités se répandirent sur toute la France, visitèrent les églises et sollicitèrent les curés de leur céder, pour des sommes souvent dérisoires, d' admirables pièces d' orfèvrerie, des statues et des ornements sacerdotaux.
Le plus grand nombre de ces objets n' étaient pas classés ; rien ne les protégeait donc contre ces convoitises. D' autres, plus connus, avaient été l' objet d' un arrêté de classement. Pour ceux-ci, le brocanteur proposait au curé de les remplacer par des copies tellement exactes qu' il serait impossible de s' apercevoir de la substitution.
Notre confrère M. André Hallays, qui a fait sur la question une enquête approfondie, racontait, l' an dernier, que dans une petite ville du Centre où il venait de passer, il avait demandé au curé de vouloir bien lui montrer le trésor de son église enfermé dans une armoire du presbytère. Le curé s' était empressé de mettre sous ses yeux de vieux reliquaires et une statuette d' argent. Cette dernière pièce, très célèbre, avait figuré dans diverses expositions. Tandis que notre confrère l' admirait, voici ce que lui raconta le curé :
Huit jours auparavant, un personnage de bonnes manières et de mise élégante s' était présenté au presbytère et avait tenu ce langage :
- Je vous offre cinquante mille francs, soixante mille, si vous voulez, de la statuette qui appartient à votre église. Pour commencer, je me contenterai d' en faire prendre un moulage que j' expédierai en Angleterre. D' après ce moulage, des ouvriers anglais exécuteront une copie. Cette copie achevée, on l' apportera ici et, sur place, on la confrontera avec l' original. Un ouvrier, qui ne sait pas un mot de français, exécutera toutes les retouches nécessaires pour rendre les deux pièces identiques. Le fac-simile sera nuancé et patiné de telle manière que le plus fin connaisseur s' y trompera. Alors, j' emporterai l' original et, si un inspecteur des monuments historiques a un jour la curiosité d' examiner la statuette d' argent, soyez tranquille, il n' y verra que du feu...
Comme, à cette étrange proposition, le curé se récriait, le bon apôtre affirma que, en cette affaire, il avait en vue bien moins son propre intérêt que celui de la religion, qu' il avait été élevé dans un établissement religieux (et il citait le nom de son collège), que ses sentiments étaient parfaitement chrétiens, que son désir était de permettre au clergé de traverser des temps difficiles, et que soixante , mille francs dans une paroisse pauvre pouvaient être d' un grand secours pour entretenir des écoles libres et subvenir aux besoins du culte.
Cette fois, le brocanteur fut éconduit. Mais peut on affirmer qu' il en fut toujours de même, et n' est-il pas plus raisonnable de penser que, souvent, auprès des curés de campagne, ignorants de la valeur des trésors de leurs églises et justement inquiets des résultats de la loi de séparation, ses propositions trouvèrent un écho favorable ?
Souvent même il arriva que les conseils de fabrique et les conseils municipaux eux-mêmes consentirent des cessions de ce genre. J' ai conté naguère à ce propos, dans le Petit Journal, l' histoire de la Vierge de Vaudesincourt.
Dans le cimetière de cette petite commune de la Marne se trouvait une Vierge en pierre, d' aspect fort ancien, et dont on se souciait si peu qu' elle était à demi enfoncée dans la terre. Or, un jour, des touristes s' en vinrent trouver le curé et lui offrirent 2,000 francs de cette vieille statue à laquelle personne n' avait jamais attaché le moindre prix. Mis en éveil le curé demanda, à consulter ses fabriciens. Sur ces entrefaites, un second amateur se présenta : il offrait trois mille francs. Les premiers, ayant eu vent de cette surenchère, montèrent à quatre mille francs. Deux cents louis !... C' eût été folie de laisser échapper une telle occasion.
Le conseil de fabrique et le conseil municipal, convoqués d' urgence dans le cimetière, décidèrent à l' unanimité de céder la statue pour le prix offert.
Mais quelqu' un troubla la fête... Et ce fut le préfet de la Marne que l' on avait oublié de consulter. Il refusa de ratifier la
vente et, sons menace de poursuites judiciaires, il fit défense aux acquéreurs de prendre possession de la statue.
Sans cette intervention énergique, il est probable que la Vierge de Vaudesincourt ferait aujourd' hui l' ornement de quelque collection américaine.

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Malheureusement, l' autorité est en général désarmée devant les méfaits de la moderne « bande noire ». Une loi de 1887 avait remis au service des Beaux-Arts le soin de procéder au classement des objets d' art dispersés dans toute la France. Cette loi est a peu près restée lettre morte. On l' a appliquée dans quelques départements ; mais il en est d' autres où pas un seul objet n' a été classé.
La loi de 1905, dans le but de remédier à cette négligence, a classé en bloc, pour trois années, tous les objets mobiliers des églises, même les chaises et les bancs, et a imposé à l' administration l' obligation de désigner, pendant ce délai, tout ce qui paraîtra digne d' un classement définitif. Cette mesure ne paraît pas devoir donner de meilleurs résultats. Elle n' a pas empêché les opérations de la brocante, pas plus qu' elle n' a inspiré la moindre crainte aux voleurs de la bande Thomas.
Et pendant que nos merveilles sont ainsi livrées aux brocanteurs et aux fripons, que voyons-nous à l' étranger ?,.. Les Anglais ont voté l' an dernier des lois édictant des peines sévères contre quiconque tenterait d' exporter les objets de l' art national. Les Italiens, qui ont déjà l' édit Pacca interdisant le transport des ouvres d' art d' une province dans une autre, ont fait une loi nouvelle proclamant la supériorité, en matière de propriété artistique des droits de l' État sur celui des particuliers.
De par cette loi, la mutation de propriété des antiquités et oeuvres d' art ne peut être faite sans qu' on en ait averti, au préalable, le ministère de l' Instruction publique. Le gouvernement a un droit de préemption sur ces objets et peut les acquérir au prix fixé dans le contrat d' aliénation. L' exportation en est naturellement interdite...
Prenons donc exemple chez nos voisins si nous voulons éviter l' éparpillement des oeuvres d' art de nos vieilles églises.
Le développement du tourisme a précipité sur nos campagnes des nuées d' amateurs qui, si l' on n' y prend garde, auront tôt fait de dépouiller nos anciens sanctuaires de leurs richesses. L' Amérique, ne l' oublions pas, n' a pas d' art ancien ; elle ne négligera rien pour s' approprier le notre à coups de dollars.
Veillons donc sur ces merveilles d' autrefois. C' est bien assez de laisser se perdre chaque jour les traditions d' un passé qui eut sa gloire et sa grandeur. Protégeons, du moins, les chefs-d' oeuvre qui nous en conservent le souvenir.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 27 Octobre 1907