COMMENT ON TRAITE LES APACHES -EN FRANCE

Une cellule à Fresnes. - La bibliothèque
Comment on traite les détenus dans nos prisons modèles, nous le montrons plus loin dans notre « Variété », avec chiffres, et documents à l' appui... On les traite, à coup sûr, beaucoup mieux qu' ils ne le méritent. Ils ont, bon gîte, besogne légère, nourriture abondante et variée. Pour se distraire, ils ont la bibliothèque de l' établissement, qui met à leur disposition maints ouvrages instructifs et divertissants. Ils reçoivent même des visites de leurs amis et connaissances, et aussi des mandats dont le montant leur permet d' améliorer leur ordinaire.
La prison, en un mot, est pour eux un logis de cocagne, alors qu' elle devrait être un séjour d' expiation.

VARIETE

size="5">Prisons et châtiments

Les théories de Beccaria. - Cachots du seizième siècle. - Prisons de France. - Une visite à Fresnes. - Les prisonniers mangent trop. - Ce que coûtent aux contribuables les détenus et les forçats. - A l' étranger. - « Hard labour » et « chat à neuf queues ». - Peines corporelles. - La profession d' apache n' a qu' agréments et profits.

A propos de la peine de mort - supprimée en fait sinon en principe - on nous a beaucoup parlé, ces temps derniers, de Beccaria, le célèbre philosophe italien du dix-huitième siècle, auteur du Traité des délits et des peines. Nos humanitaires n' ont pas manqué de s' abriter derrière les théories du grand criminaliste pour justifier les tendances qui entraînent de plus en plus le droit criminel vers l' indulgence et la mansuétude en faveur des coupables.
Beccaria, en effet, a voulu chasser des procédures et des pénalités tout ce qui s' inspirait d' un esprit de vengeance ou de représailles, tout ce qui semblait dicté par la loi du talion. Il a voulu que, dans le coupable, on ne cessât pas de considérer l' homme, et que, en le mettant hors d' état de nuire, on se préoccupât plus encore de l' améliorer que de le punir.
A l' époque où vivait le philosophe milanais, ses théories se justifiaient par la rigueur impitoyable avec laquelle, presque partout en Europe, on traitait encore les détenus. Depuis le seizième siècle, on n' avait guère modifié le régime des prisons. En maints endroits, elles étaient encore telles que les décrivait une ordonnance de 1560 et pareilles à des « tasnières, cavernes, fosses et spélunques plus horribles, obscures et hideuses que celles des plus venimeuses et farouches bestes brutes, où l' on fait roidir de froid, enrager de male faim, hanner de soif et pourrir de vermine et povreté les prisonniers ; tellement que si, par pitié, quelqu' un va les voir, on les voit lever de la terre humoureuse et froide, comme les ours des tasnières, vermoulus, bazanés, emboufiz, si chétifs, maigres et desfaits qu' ils n' ont que le bec et les ongles... »
Beccaria s' était pris d' une légitime pitié pour les malheureux qui croupissaient dans des in-pace ; ils s' élevait contre les horreurs de la torture mais il ne songeait pas un seul instant à confondre l' intérêt des criminels avec celui de la société tout entière et, à vouloir donner du bien être à une poignée de coquins, au risque de compromettre la sécurité de tous les honnêtes gens.
Quoi qu' en disent nos bons apôtres de l' humanitarisme, la philosophie de Beccaria n' a rien à voir avec cette fausse philanthropie qui prend de préférence sous sa protection les hommes les plus criminels et se propose d' adoucir leurs souffrances et d' embellir, autant que possible, leur existence, sous prétexte qu' ils sont, non des coupables, mais des victimes. Le criminaliste du dix-huitième siècle eût jugé scandaleux que des hommes qui ont mérité par leurs méfaits la réprobation de la société trouvassent dans la tranquillité des prisons une vie plus heureuse que celle du travailleur qui gagne son pain à la sueur de son front, et il eût estimé, à coup sûr, que c' est encourager au crime que de changer en objet de convoitise la prison qui devrait être toujours, pour les coupables, un objet d' effroi.

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Voilà pourtant ce qu' on a fait chez nous. Depuis quelques années, par la volonté de certains philosophes humanitaires, dont la philanthropie saugrenue se désintéresse des honnêtes gens pour s' apitoyer uniquement sur le sort des coquins, les prisons françaises sont devenues d' agréables logis où les condamnés, au lieu du châtiment qu' ils méritent, trouvent l' hygiène, le bien-être, le calme et le repos que tant de braves gens ne connaîtront jamais, même après toute une vie de travail et de probité.
La France se pique de posséder, à ce point de vue, la prison modèle, celle de Fresnes, où les condamnés jouissent de tous les bienfaits du progrès. A Fresnes, on ne perçoit pas cette odeur sui generis qui frappait si désagréablements les nerfs olfactifs quand on pénétrait dans les prisons d' autrefois. La ventilation y est parfaite. L' air de chaque cellule est entièrement renouvelé deux fois par heure, soit 60 mètres cubes à l' heure. Le chauffage et la ventilation sont combinés. En hiver, c' est de l' air chaud qui pénètre dans les locaux ; en été, l' air froid et purifié y accède en quantité égale.
Fresnes comprend 1,524 cellules.
« Pénétrons dans l' une de ces alvéoles, disait naguère un membre du dernier congrès de droit pénal qui visita la prison... Tout de suite, la lumière dont elle est inondée, le parquet bien ciré, les murs enduits de ripolin produisent la meilleure impression. Et le mobilier est à l' avenant : un lit métallique et une table également peints au ripolin et fixés au mur, contre lequel ils peuvent se relever pendant le jour, un escabeau à dossier, retenu par une chaîne, un watter-closet en faïence avec tout-à-l' égout, un robinet à pression pour l' eau potable, la lumière électrique, une cuvette pour la toilette, un porte-manteau, une étagère à livres, un ventilateur et une bouche de calorifère ; aucun des objets de première nécessité ne manque au prisonnier. C' est miracle de voir comme l' hygiène est observée : les angles des murs, soigneusement arrondis, éloignent tout germe de maladies infectieuses et chaque cellule offre trente mètres cubes d' air. »
Notons que dans chaque cellule se trouve un bouton d' appel permettant au détenu d' appeler le garçon - pardon, le gardien ! - chaque fois qu' il en a besoin.
« Certes, ce mobilier n' a rien de luxueux, ajoutait le même visiteur, mais nous ne pouvons nous empêcher de comparer l' installation du détenu à celle du soldat, et la comparaison n' est assurément pas à l' avantage de la caserne... »
Les cellules de la prison de Fresnes ont 4 mètres de longueur, 2 m. 50 de largeur et 3 mètres de hauteur. L' ancienne lucarne des prisons y est remplacée par une véritable fenêtre de 2 mètres de haut et de 1 m. 20 de large... Combien de chambres d' ouvriers, où vivent des familles entières, n' ont pas cette lumière, ce confortable et cette aération !...
Les condamnés sont donc plus heureux, mieux logés, mieux soignés qu' une foule de braves travailleurs. Ils sont, en général, mieux nourris aussi. Annuellement, les cinq prisons de Paris consomment 90,000 kilos de viande de boeuf, veau et mouton, 90,000 kilos de légumes verts, 120,000 kilos de pommes de terre, 20,000 kilos de haricots de couleurs, 9,000 de lentilles, 9,000 de riz, 9,000 de pois cassés, 12,000 harengs saurs, 60,000 oeufs frais, 16,000 cervelas de 60 grammes chacun, 75,000 litres de lait... et 400 litres de vinaigre. Ajoutez, pour faire passer le tout, 80,000 litres de vin rouge.
Un membre de l' Institut Solvay, M. G. Tribot, qui a fait, l' an dernier, une enquête sur l' alimentation dans les prisons de France, arrivait à cette conclusion que nos prisonniers sont trop nourris. Il estime qu' on pourrait économiser 15 % sur leur nourriture et qu' ils ne s' en porteraient pas plus mal pour cela. Ainsi, non seulement on vit dans les prisons suivant les préceptes de la plus parfaite hygiène, mais encore on y fait de la suralimentation !...
Au moins, me direz-vous, y travaille-ton ?... Oui, sans doute, mais soyez tranquille : messieurs les apaches et autres malandrins ne se ruinent pas la santé à la besogne... Au surplus, voici quelques chiffres éloquents sur ce qu' ils produisent et sur ce qu' ils coûtent. Il y a en France, dans les maisons centrales, environ 6,000 détenus ; dans les maisons départementales et autres, environ 14,000. Au total, 20,000 détenus. Ces intéressants personnages coûtent, par jour et individuellement, 2 fr. 02 au budget, soit 737 francs par an, et, pour l' ensemble, 14,736,841 francs. Or, combien rapportent-ils par leur travail ?... Voici : la recette annuelle est de 3,829,000 francs, soit 191 fr. 45 par tête et par an, ou 0 fr. 52 par jour.
Donc, pour un produit de moins de 4 millions, les dépenses atteignent près de 15 millions.
Voilà les jolis résultats que donne l' absurde mansuétude dont on fait preuve en faveur des criminels... Avouez que l' administration pénitentiaire a un système économique peu recommandable... En bonne justice, les détenus ne devraient pourtant pas coûter plus qu' ils ne rapportent, et il est vraiment inouï que les contribuables soient forcés de fournir 11 millions annuellement pour entretenir toute cette tourbe de criminels, de voleurs et de paresseux.
Et encore n' est-ce là qu' une des faces de la question pénitentiaire au point de vue économique. C' est pis encore dans les bagnes, où les forçats, qui coûtent en moyenne et par tête 3 fr. 15 quotidiennement, produisent un travail qui équivaut à moins de 14 centimes par jour. C' est plus de 3 francs par jour que coûte au budget chacun de ces scélérats.
S' il est vrai, suivant le mot du célèbre criminaliste Howard, qu' « il faut rendre les hommes laborieux pour les rendre meilleurs », ne soyons pas surpris, devant l' état de fainéantise où l' administration pénitentiaire laisse croupir les détenus et les forçats, que ces gredins se pervertissent au lieu de s' amender et que la criminalité aille sans cesse en s' aggravant.

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Et pendant que nous usons, vis-à-vis des criminels, d' une mansuétude doublement funeste, et pour le budget national et pour la sécurité des honnêtes gens, que fait-on à l' étranger ?...
La gravure de notre huitième page témoigne que, en Angleterre, on agit tout autrement.
Contre les criminels endurcis, nos voisins ont le « hard labour », le travail rigoureux qui amène vite à résipiscence les paresseux les plus invétérés. Les condamnés au « hard labour » sont obligés de faire de l' étoupe avec de vieux cordages de navire, et c' est une besogne qui leur met vite les mains en sang ; ou bien ils sont employés à faire de la force motrice en marchant sur une roue dont les palettes se dérobent continuellement sous leurs pieds. Impossible de s' arrêter, de flâner un instant, sous peine, de recevoir sur les tibias des heurts violent. C' est ce qu' on appelle le « tread-mill », le moulin de discipline, qui justifie amplement son nom par le fait qu' il ramène à l' obéissance les gens les plus indisciplinés.
Ce sont là des moyens violents mais nécessaires vis-à-vis de certaines natures pernicieuses, des moyens qui, en tout cas, moralisent plus sûrement que les procédés ingénûment humanitaires dont on use chez nous.
Paris, disions-nous l' autre jour ici-même, compte présentement plus de 30,000 apaches qui vivent de vols, de cambriolages, de vagabondage spécial, et jouent du couteau ou du revolver contre les passants inoffensifs à propos de tout et même à. propos de rien.
Londres, qui est une plus grande ville que Paris, Londres n' a pas d' apaches... Pourquoi ?... Je vais vous le dire. Parce que Londres a le « chat à neuf queues ».
Un ancien directeur des affaires criminelles d' Angleterre, sir Howard Vincent, racontait l' autre jour, à un de nos confrères, que, il y a quelques années, il y avait à Londres quelques bandes de petits voyous dans le genre de nos apaches. On les appelait les « hooligans ». La police se mit à leurs trousses. Les moins coupables, ceux qui n' étaient convaincus que de délits légers, furent condamnés à quatorze jours de « hard labour » pour commencer ; les autres, ceux qui avaient commis des vols avec violence, furent soumis au régime du « chat à neuf queues », sans préjudice de deux années de « hard labour ».
Au bout de quelques mois, Londres n' avait plus un seul « hooligan ».
En Danemark, depuis 1905, on a rétabli la bastonnade pénale, en raison du nombre croissant des attentats contre les personnes. Depuis lors, ces attentats ont diminué dans une énorme proportion, et Copenhague est, à présent, la ville la plus sûre qui soit au monde.
En Amérique, certains États ont en recours également aux peines corporelles contre les rôdeurs.
A Shanghaï, dans la grande cité américano-anglo et franco-chinoise, on avait, naguère, supprimé - évidemment sous l' influence des idées françaises - le bambou, la cangue et le rotin pour les criminels. Dès lors, Shanghai devint le plus terrible des coupe-gorges : le brigandage y régna en maître les actes de banditisme s' y succédèrent si nombreux, l' audace des malfaiteurs s' accrut à tel point que ces mêmes Européens, qui avait fait supprimer la cangue et la bastonnade, en vinrent à réclamer le rétablissement de ces peines corporelles dans leurs concessions. Et tout aussitôt les crimes cessèrent et Shanghaï redevint une ville habitable.
Vous le voyez ; qu' ils soient jaunes, noirs ou blancs, les malandrins n' ont qu' une peur, la peur des coups. C' est la crainte salutaire, c' est pour eux le commencement de la sagesse. Et c' est la crainte qu' ils n' ont plus chez nous. Non seulement on a fait, pour eux, des prisons qui sont d' agréables logis, hygiéniques, clairs et gais, où ils coulent d' heureux jours dans la quiétude et le repos, mais de plus on a supprimé le « passage à tabac », la seule chose qu' ils redoutaient encore.
La profession d' apache n' a plus, aujourd' hui, qu' agréments et profits. L' humanitarisme de nos politiciens, l' indulgence de nos magistrats, la faiblesse de notre police l' ont soulagée de tout ce qu' elle pouvait jadis avoir de périlleux.
Étonnez-vous donc que tant de jeunes galvaudeux s' y destinent à peine au sortir de l' enfance et préfèrent le vagabondage au travail et la prison à l' atelier.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 3 Novembre 1907