A BAS LES TRAÎTRES !
Les actes d' Ullmo et de Berton ont
soulevé l' indignation de la France entière
Deux traîtres ont été découverts
et arrêtés la même semaine, presque le même
jour. L' un est un jeune officier de marine que des besoins d' argent
sans cesse croissants, nécessités par une existence de
dissipation, ont mené jusqu' au crime - jusqu' au crime le plus
affreux, le crime envers la patrie. L' autre est un escroc de bas étage
qui a profité de son grade d' officier de territoriale pour négocier
avec un espion allemand la livraison de pièces qu' il avait pu
se procurer par des moyens malhonnêtes et qui. intéressent
la défense nationale.
Les actes de ces deux misérables ont fait éclater par
le pays tout entier des sentiments de colère et d' indignation
que la composition allégorique qui orne notre première
page traduit avec autant d' éloquence que de vérité.
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VARIETE
Espionnage
et trahison
Le « bureau de renseignements
». - Louis XV et le chevalier d' Eon. - Schulmeister et la Légion
d' honneur. - La fonction de l' espion militaire est-elle dégradante
? - Ce qu' en pensaient le maréchal d' Epernon et le général
Bourbaki. - Les traîtres. - Comment les châtiait le «
bon roi » Frédéric-Guillaume II. Nous sommes armés
pour les punir.
Le grand Frédéric, dans ses Institutions
militaires, a pris soin de justifier les pratiques de l' espionnage
:
« A la guerre, dit-il; on prend alternativement la peau du lion
et la peau du renard ; la ruse réussit où la force échouerait.
Il est donc absolument nécessaire de se servir de toutes les
deux : c' est une corde de plus que l' on a à son arc et, comme
souvent la force résiste à la force, souvent aussi la
force succombe sous la ruse... »
On ne saurait mieux exposer l' utilité des espions en temps de
guerre. Au reste, depuis la plus haute antiquité, tous les peuples
avaient reconnu cette utilité : lisez Polyen, Polybe, César,
vous verrez quelle importance les anciens attachaient à ce que
nous appelons aujourd' hui, d' un euphémisme, « les renseignements
»
En France, l' organisation officielle de l' espionnage militaire ne
date que de Louis XIV. C 'est Louvois qui créa le premier «
bureau de renseignements », lequel ne compta d' abord que quatre
agents. Au siècle suivant, le nombre de ces « fonctionnaires
» fut largement augmenté, et, pendant la guerre de Sept
Ans, la, France mit jusqu' à soixante-dix espions en campagne.
Il est vrai que, à cette époque, l' Allemagne en avait
bien plus que nous, car c' est alors que Frédéric II disait
: « Soubise a cent cuisiniers et un espion ; moi, j' ai un cuisinier
et cent espions. »
Mais si l' organisation de l' espionnage militaire était encore
défectueuse au dix-huitième siècle, celle de l'
espionnage diplomatique était, par contre, très perfectionnée.
Elle était l' oeuvre du roi lui-même. Ce Louis XV, qu'
une tradition mensongère nous présente comme un viveur
indifférent à tout ce qui se passait autour de lui, était,
au contraire, fort curieux de connaître les secrets des cours
étrangères. Il avait à sa disposition et à
ses gages un grand nombre d' agents secrets qui le renseignaient. Le
plus célèbre fut cet énigmatique chevalier d' Eon,
tour à tour homme ou femme, suivant les besoins de ses mystérieuses
enquêtes, et dont la personnalité indéfinie a tenté
un si grand nombre d' historiens et de romanciers.
A la Révolution, un service d' espionnage militaire fut organisé
au ministère de la Guerre sous ce titre : « Bureau de la
partie secrète ». En 1793, ce bureau comptait quatre-vingt-dix
espions, dont cinquante parlaient couramment l' allemand, l' anglais,
l' italien et l' espagnol.
Napoléon savait quelles ressources un chef d' armées peut
attendre de l' espionnage. Il voulut que ce service fonctionnât
d' une façon parfaite. Avant la première campagne d' Italie,
il avait lui-même dressé à ce métier plusieurs
espions habiles, grâce auxquels il put saisir les plans de campagne
des ennemis.
Desaix savait, lui aussi, tirer le meilleur parti de l' espionnage.
Le général Lewal dit qu' aucun général n'
était mieux informé que lui de tout ce que préparait
l' adversaire.
L' espion le plus célèbre du Premier Empire, celui qu'
on a souvent appelé le « grand espion », était
un Alsacien. Charles Schulmeister, qui portait le titre de « commissaire
général des armées impériales », et
qui a, vécu à Strasbourg jusqu' en 1853. Napoléon
avait en son habileté la plus grande confiance.
Cadet de Gassicourt, dans ses Souvenirs, dit que c' était
« un homme d' une intrépidité rare, d' une présence
d' esprit imperturbable et d' une finesse prodigieuse ». Chargé,
un jour, de remettre une lettre à un personnage important de
l' armée autrichienne avec lequel on négociait une livraison
de renseignements, il fut vendu, arrêté, fouillé,
jugé et condamné à mort.
On le livra aux soldats qui devaient l' exécuter, mais il était
nuit et on remit son supplice au lendemain matin. Schulmeister sut mettre
à profit ce délai. Ayant reconnu, parmi ceux qui le gardaient,
un déserteur français, il causa avec lui, le séduisit
par l' appât du gain, fit venir du vin, bu avec son escorte, glissa
de l' opium dans la boisson, enivra ses gardes, prit l' habit de l'
un d' entre eux, s' échappa avec le Français et, avant
de rentrer, trouva le moyen de prévenir le destinataire de la
lettre de son contenu et de ce qui lui était arrivé.
« Ce trait a l' air d' un roman, dit Cadet de Gassicourt : il
m' a été affirmé par vingt officiers supérieurs,
qui reconnaissent que, dans son genre, on n' avait jamais trouvé
un plus adroit négociateur... » Et il ajoute : «
Schulmeister inspire aux Viennois une telle terreur qu' il vaut à
lui seul un corps d' armée... »
Les immenses services que le « grand espion » rendit à
l' empereur lui avaient valu la richesse. Un jour, il lui prit fantaisie
d' avoir aussi l' honneur. Il fit demander la croix à Napoléon.
Mais l' empereur, s' il jugeait utile le métier d' espion, ne
pensait pas qu' on dût l' honorer à l' égal de la
bravoure militaire. Il refusa nettement d' accéder aux sollicitations
qui lui furent faites en faveur de Schulmeister . « De l' argent
tant qu' il voudra, dit-il, mais la croix d' honneur, jamais ! »
***
Napoléon avait-il raison de refuser à Schulmeister la
récompense honorifique qu' il souhaitait ? La fonction remplie
par l' espion militaire, qui risque sa vie en temps de guerre pour éclairer
son pays sur les forces et les dispositions de l' ennemi, est-elle déradante
?... Non, certes. L' espion militaire court les pires dangers, et sa
besogne est sans gloire. On sait comment on le traite quand il est pris
par l' ennemi. Ceux qui ont vu l' Année terrible se rappellent
à coup sûr quel fut le sort de nos porteurs de dépêches,
voire de nos aéronautes qui tombèrent entre les mains
des Allemands. Faut-il encore qu' un injuste préjugé vienne
rendre plus pénible la mission toute de sacrifice que l' espion
militaire s' est imposée ?...
Machiavel fut un des premiers à protester contre ce préjugé
: « Il faut défendre sa patrie, dit-il; tous les moyens
sont bons pourvu qu' elle soit défendue. » L' espion militaire
ne mérite donc aucun discrédit s' il sert honnêtement
son pays et ne sert que lui.
Dans certaines armées, quand on prend un espion ennemi, on le
condamne a une mort infamante, des officiers japonais déguisés
en paysans furent pendus par les Russes au cours de la campagne de Mandchourie.
En France, de temps immémorial, on évite aux espions ce
déshonneur. S' ils sont condamnés à mort, on les
considère comme des soldats et on les passe par les armes. Il
est arrivé même que des chefs les aient graciés
et récompensés de leur audace.
Dans la campagne de Piémont, en 1629, on amena un jour au maréchal
d' Epernon un homme d' allure louche qu' il fit fouiller et reconnut
pour un espion.
- Morbleu, lui dit-il alors, je te croyais un simple larron et je t'
aurais fait bailler des coups de fouet jusqu' à ce que tu tournasses
comme toupie. Mais je vois que tu es un brave espion : voici deux pièces
d' or; va dire à ceux qui t' envoient que s' ils viennent nous
trouver ils auront affaire à belle partie.
Bourbaki fit de même pendant la campagne d' Italie, en 1859. On
lui avait amené un espion autrichien qu' il interrogea et qui
avoua, franchement sa qualité.
- Crois-tu, lui dit le général en terminant, que le métier
que tu fais est honorable ?
- Oui, signor, je le crois.
- Alors, veux-tu nous servir d' espion, à nous ?
- Non, signor.
- Eh bien, tu es un honnête homme, file !.., tu es libre. Et va
dire aux Autrichiens qu' ils peuvent venir. Je les attends.
***
Cet espion, en effet, était un honnête homme et un bon
patriote. Il eût cessé de l' être s' il avait accepté
la proposition de Bourbaki d' espionner les Autrichiens au profit des
Français, et il eût mérité alors d' être
passé par les armes. L' espion n' est, digne de mépris
que s' il travaille contre son pays. Alors, il n' est plus qu' un traître,
et son crime est, de tous les crimes, le plus infâme.
Autrefois, l' espionnage ne s' exerçait qu' en temps de guerre
; aujourd' hui, toutes les nations ont une vaste organisation d' espionnage
qui fonctionne continuellement dans les pays étrangers et se
renseigne sur tous les progrès accomplis en matière militaire.
On n' épargne même pas les pays amis, et les « services
de renseignements » entretenus par les divers gouvernements se
préoccupent peu ou prou des sentiments que les peuples peuvent
échanger entre eux. Ils ont pour mission de surprendre les secrets
de la défense du voisin, et peu leur importe que le voisin soit
l' ami ou l' ennemi : ils remplissent leur but impitoyablement.
C' est ainsi qu' en 1904, au lendemain de la double entente cordiale
avec l' Angleterre et l' Italie, on arrêtait un espion italien
à Modane et un espion anglais à Belle-Ile.
Des espions comme ceux-là exécutent leur mission. C' est
à nous de la leur rendre impossible par une surveillance sévère.
Mais nous ne pouvons jeter sur eux d' accusation infamante. Par contre,
ceux qui méritent l' opprobre générale, ce sont
les Français indignes qui, pour l' appât d' un gain déshonnête,
les aident dans cette mission ; c' est Berton qui livre à l'
étranger des secrets intéressant la défense nationale,
c' est Ullmo qui s' empare de documents que son grade a mis à
sa disposition et qui tente d' en faire un abominable trafic.
Ceux-là sont des criminels, et leur crime est inexcusable, car
il peut, à un moment donné, entraîner pour le pays
les plus graves conséquences.
Autrefois, on était impitoyable pour ces traîtres. Frédéric-Guillaume
II de Prusse, le neveu du grand Frédéric, avait inventé
à leur usage un châtiment terrible.
Un jour, en Pologne, on lui amena un juif allemand convaincu d' espionnage
au profit des ennemis. Il le fit placer dans une bière, tout
vivant, fit clouer le couvercle et, descendre la bière dans une
fosse qu' il avait fait creuser à six pieds de profondeur. Après
quoi, il ordonna que la fosse fût comblée. « C' est
ainsi, dit l' un de ses historiens, que ce bon roi récompensa
la
perfidie de cet homme infernal. »
On est moins barbare aujourd' hui. Même, chez nous, il y a un
peu plus de vingt ans, aucune loi ne prévoyait la répression
de l' espionnage en temps de paix. Cette lacune de nos codes fut comblée
par une loi du 18 Avril 1886, édictant des peines variant de
deux à cinq ans d' emprisonnement et des amendes de 1,000 à
5,000 francs contre « tout individu qui aura livré ou communiqué
à une personne non qualifiée pour en prendre connaissance
les plans, écrits ou documents secrets intéressant la
défense du territoire ou la sûreté extérieure
de l' État ».
Ces dispositions s' appliquent au cas de l' un des deux coupables ;
quant à l' autre, ladite loi d' Avril 1886 prescrit que «
les militaires, marins ou assimilés demeureront soumis aux juridictions
spéciales dont ils relèvent, conformément aux codes
de justice militaire des armées de terre et de mer. »
Nous sommes donc armés pour punir des faits de trahison comme
ceux qui viennent de se produire, et contre lesquels s' élève
avec raison le sentiment patriotique de tous les bons Français.
Ernest LAUT.
Le Petit Journal illustré 10
Novembre 1907