LES BRIGANDS DE GRANDS CHEMINS

L' attaque du courrier de Lyon entre Lieusaint et Melun ( Seine-et-Marne ) ( Avril 1796 )

A propos du vol à main armée qui fait le sujet de notre gravure de première page, un fait d' actualité rétrospective s' imposait tout naturellement à l' esprit : cette attaque fameuse du courrier de Lyon qui eut lieu en 1796, sur la route de Paris à Fontainebleau, entre Lieusaint et Melun.
A la composition si pittoresque, si exacte dans ses détails et si mouvementée de notre dessinateur, nous avons voulu joindre le récit de cette agression fameuse dont la mémoire s' est perpétuée, après plus d' un siècle écoulé, et qui, par l' effroyable erreur judiciaire qui en fut le résultat, inspira l' un des drames les plus fameux qui aient jamais ému l' âme populaire.

VARIÉTÉ

size="5">Bandits de grandes routes
ET
DÉTROUSSEURS DE TRAINS

Du courrier de Lyon
au rapide de Toulouse

Voyages d' autrefois. - Les routes livrées aux malandrins. - Une attaque de diligence au temps du Directoire. - Le courrier de Lyon. - Les assignats de l' armée d' Italie. - Le juge Daubenton, le bandit Dubosq et l' innocent Lesurques. - Sur l' échafaud. - Un jugement réformé par l' opinion publique.

Vers 1840, Gérard de Nerval étant allé en diligence de Paris à Genève, se plaignait plaisamment que ce voyage eût manqué d' imprévu.
« Quand on fait route, disait-il, dans une bonne chaise de poste ou dans un bon coupé, bien entortillé de manteaux et de paletots, de caoutchouc, coiffé d' une casquette à oreilles, avec une chancelière aux pieds et un rond sous soi, en se prend à regretter ces bons voyages difficiles de la France, comme on les trouve peints dans Cyrano, dans le Chevalier d' Assoucy et même dans la Tournée gastronomique de Bachaumont et de Chapelle ; voyages pleins de péripéties, comme celui de ce gros coche de Bordeaux, qui mettait trois semaines pour venir à Paris, versait cinq ou six fois en route et subissait au moins deux attaques de larrons...
» Ah ! les voleurs, ajoutait-il, personne n' y croit plus, aujourd' hui ; les voleurs n' existent nulle fart, et chacun sait que l' on est obligé de payer des malheureux pour se déclarer criminels, afin que les magistrats, les procureurs du roi, les avocats et la gendarmerie départementale aient quelque raison d' exister et de toucher leurs traitements... »
Le poète plaisantait... Mais il n' empêche que les routes de France étaient, au temps du bon roi, Louis-Philippe, plus sûres que ne le sont aujourd' hui nos chemins de fer. Pourtant, cette sécurité, due à la régularité des services de transports, ne datait pas de si loin, et, sans remonter jusqu' à d' Assoucy et à Cyrano, si le poète eût parcouru les grands chemins un peu plus de quarante ans auparavant, il y eût trouvé, sans nul doute, toutes les péripéties et tous les dangers qu' il regrettait si fort.
En aucun temps, la France ne fut aussi complètement livrée aux malandrins qu' à l' époque du Directoire. Lisez les premières pages du bel ouvrage de M. Albert Vandal sur l' Avènement de Bonaparte, celles où l' auteur fait le navrant tableau du pays profondément troublé par l' anarchie jacobine et le brigandage politique, vous y verrez qu' il n' était alors question, du Nord au Midi et de l' Est à l' Ouest, que de « brigands royaux », de diligences arrêtées, de courriers dévalisés.
« Un voyage en France, dit M. Vandal, est alors périlleuse aventure. La chaise de poste est un luxe rare et dangereux. La diligence part, sale, délabrée, sonnant la ferraille, tirée par des haridelles attelées de cordes ; péniblement elle s' avance par les chemins affreux, coupés de ressauts et de fondrières... Soudain, à l' un des détours de la route, des fusils braqués luisent, et de sataniques figures surgissent de la broussaille, hommes au visage couvert d' un crêpe ou noirci à la suie. Ces masques d' épouvante environnent la voiture. Les chevaux se cabrent ; le postillon et le conducteur, couchés en joue, doivent s' arrêter sous peine de mort. Les brigands fouillent la voiture, retirent des coffres défoncés l' argent appartenant à l' État, les papiers, les sacs chargés de dépêches... »
Quant aux voyageurs, on les dépouille de leur argent et, s' ils font mine de résister, on les exécute... C' est là l' ordinaire exploit des bandits qui courent les grands chemins.
Pendant plusieurs années, les attaques de diligences se succédèrent sans interruption sur les routes de France. Plus d' un an
après l' établissement du Consulat, on arrêtait encore une voiture publique aux portes mêmes de Paris, à Charenton.
Il fallut la main de fer de Bonaparte pour mettre un terme à ce régime de brigandage qui ruinait la France et la terrorisait.

***

Mais, de toutes ces attaques de grands chemins, un seul souvenir est demeuré dans la mémoire populaire, celui du courrier de Lyon. Le fait en lui-même, comme tant d' autres du même genre qui se produisirent alors sur les routes de France à cette époque, serait depuis longtemps tombé dans l' oubli s' il n' avait été la cause d' un procès des plus tragiques et d' une erreur judiciaire que le théâtre devait exploiter dans un drame dont le succès n' est pas encore épuisé.
C' est le 8 Floréal an IV ( 27 Avril 1796 ), au soir, que le courrier de Lyon fut attaqué par quatre hommes embusqués au pont de Pouilly, une lieue avant Melun.
La voiture n' était pas, comme on pourrait le croire, une diligence, mais un simple fourgon d' osier à deux roues, couvert d' une bâche. Elle était attelée de trois chevaux, sur l' un desquels était monté un postillon et, outre le courrier, un nommé Excoffon, qui devait la piloter de Paris à Lyon, elle n' emmenait qu' un voyageur, un certain Laborde, qui se disait marchand de vins à La Tour-du-Pin.
Par contre, si les voyageurs étaient rares, la voiture était abondamment chargée de numéraire : elle emportait une somme de sept millions en assignats destinée à l' armée d' Italie.
A cinq heures du soir, le courrier de Lyon quittait l' hôtel du Plat-d' Etain, rue Saint-Martin, et prenait la grand'route de Paris à Fontainebleau.
Or, ce même jour, quatre hommes à cheval avaient été remarqués sur la même route, entre une heure de l' après-midi et huit heures du soir. Ils avaient dîné à Montgeron, à l' entrée de la forêt de Sénart, dans une auberge qui existe encore et qui a gardé à peu près le même aspect qu' à cette époque, l' auberge de la Chasse.
Puis ils étaient partis dans la direction de Melun. A cinq heures, ils avaient mangé un morceau dans un cabaret du village de Lieusaint, et on les avait vus, ensuite, musant sur la route et semblant attendre quelqu' un.
Le lendemain matin, au croisement de la route de Melun et du chemin de Pouilly on trouvait la malle de Lyon dans un champ de blé. Les assignats qu' elle contenait avaient été volés. Au bord du chemin gisait le cadavre du postillon, littéralement déchiqueté à coups de sabre. Plus loin, celui du courrier Excoffon, portant également un coup de sabre à la gorge et trois coups de poignard dans la poitrine. Un des trois chevaux, celui que montait le postillon, avait disparu. Les deux autres furent retrouvés, près de la voiture, attachés à un arbre.

***

II fut facile de reconstituer l' attentat. Au passage de la voiture, les quatre bandits embusqués s' étaient jetés à la tête des chevaux ; le postillon, précipité à bas de sa monture, avait été tué par l' un d' eux, tandis que le pseudo-Laborde, qui n' était autre que leur complice, avait frappé Excoffon à coups de poignard. Le même Laborde avait dû prendre le cheval du postillon pour rentrer à Paris avec les autres. A quatre heures du matin, tous les cinq repassaient la barrière et s' en allaient, chez l' un d' eux, faire le partage des sommes volées.
Un drame terrible devait se greffer sur ce fait-divers si commun à cette époque troublée. Ce drame, il n' est personne qui n' en connaisse au moins les grandes lignes et les figures principales : celles du juge Daubenton, du bandit Dubosq et de l' infortuné Lesurques, le condamné innocent.
Les assassins du courrier de Lyon s' appelaient Vidal, Dubosq, Roussy et Couriol; le pseudo-Laborde avait nom Durochat.
De ces cinq hommes, le juge Daubenton, chargé de l' affaire, n' arrête d' abord que Couriol. Mais, comme Couriol est en relations avec les nommés Guénot, Lesurques et Richard, le juge ordonne l' arrestation de ceux-ci. En vain protestent-ils : on les garde en prison et on leur adjoint un certain Bernard, convaincu d' avoir prêté à Couriol les quatre chevaux sur lesquels les assassins se sont rendus près de Melun. Tous les témoins cités, paysans de Montgeron et de Lieusaint qui ont vu les assassins, s' accordent à reconnaître Lesurques, et pourtant celui-ci nie énergiquement et fournit des alibis dont on ne tient pas compte.
Vient le jour du jugement : Lesurques, Couriol et Bernard sont condamnés à mort. Alors, Couriol avoue sa culpabilité et déclare spontanément que Lesurques et Bernard sont innocents. Trop tard !... On n' attache pas d' importance à cet aveu. Il le renouvelle pourtant le lendemain, nomme les vrais coupables et explique qu' une ressemblance extraordinaire entre Lesurques et Dubosq a pu seule causer, chez tous les témoins, la terrible méprise.
Mais le juge passe outre... Les trois condamnés furent exécutés. Lesurques fut guillotiné le troisième, et, jusqu' à la dernière minute, il ne cessa de protester de son innocence.

***

L' avenir devait en faire la preuve. L' année suivante, Durochat, le faux Laborde, était arrêté et condamné à mort. Avant d' aller à l' échafaud, il confirmait les dires de Couriol et déclarait Bernard et Lesurques innocents.
Quelque temps après, on mettait la main sur Vidal et Dubosq. A l' audience, une femme de Lieusaint, dont la déposition formelle avait fait condamner Lesurques, reconnaît qu' elle s' est trompée et que l' homme qu' elle a vu le jour du crime est bien Dubosq. La preuve est faite de l' erreur judiciaire. Dubosq et Vidal montent à l' échafaud. Voilà six hommes exécutés pour un crime qui n' a été commis que par cinq complices. Il y a donc au moins un innocent. Et pourtant la justice ne veut pas reconnaître sa faute. Pendant plus de soixante-dix ans les héritiers de Lesurques luttent pour obtenir sa réhabilitation... En vain !... La chose jugée est intangible... Lesurques n' a jamais été réhabilité.
Mais ce que la justice n' a pas voulu reconnaître, le bon sens populaire l' a proclamé de toute sa voix. Le vieux drame de Moreau, Siraudin et Delacour a popularisé la figure de Lesurques, et c' est l' opinion publique qui s' est chargée de réformer le jugement qui condamnait à mort un innocent.
Telle est l' histoire exacte de l' attaque du courrier de Lyon. Au moment où tout le monde, en France, est encore ému par l' agression commise par d' audacieux bandits contre le rapide de Toulouse, il m' a semblé curieux d' en évoquer, pour nos lecteurs, le tragique souvenir.
Ernest LAUT.

Le Petit Journal illustré du 8 Décembre 1907