AU GRAND-PALAIS : LE CORTÈGE DE LA LOCOMOTION A TRAVERS LES AGES
Le Présent regardant
défiler le Passé
Éloquent symbole des progrès de la science et de l' ingéniosité
humaines !... Les voyageurs de cette superbe automobile regardent, avec un
sourire où il y a de la curiosité, de la gaîté,
voire même un peu de pitié, tous ces véhicules d' autrefois,
dont nos pères, cependant, surent se contenter. Et c' est là
le spectacle qu' eurent les Parisiens à la fête du Grand-Palais.
Tour à tour ils virent défiler, à leurs yeux éblouis,
des chars antiques, égyptiens et grecs, des quadriges romains, la litière
de Salammbo, le lourd et imposant chariot à boeufs des rois fainéants.
Puis ce furent le char public du quinzième siècle; le gracieux
carrosse de Henri IV; la troupe pittoresque et désordonnée du
« Roman comique » ; l' impressionnante et sanglante litière
rouge de Richelieu, encadrée de ses magnifiques mousquetaires ; la
curieuse chaise de voyage de Vauban portée par deux petits chevaux
légers et nerveux, attelés l' un devant, l' autre derrière
; une délicieuse chaise à porteurs Louis XV avec son cortège
coquet de valets éblouissants, et occupée par une exquise marquise
de circonstance ; une vinaigrette - reconstituée - du genre de celle
qui, il n' y a pas si longtemps encore, roulait, traînée à
bras d' hommes, dans les rues de Beauvais.
Et puis, encore, un splendide carrosse de gala de Louis XVI, aux étincelantes
sculptures dorées. Et la voiture de Mignon, qui appartient au matériel
de l' Opéra-Comique ; la berline de la fuite de Varennes, qui vient,
elle, du matériel du théâtre Sarah-Bernhardt, précédée
de l' émouvant défilé des houzards et de l' armée
de Sambre-et-Meuse ; la petite charrette de la Vivandière
; quelques draisiennes chevauchées par de comiques Incroyables ; un
coupé de gala du Directoire, d' une ligne et d' une décoration
charmantes ; un cabriolet 1830, que saluèrent à son passage
des murmures flatteurs pour sa fraîcheur et sa grâce ; un somptueux
coupé à housses de 1840 ; une mirifique berline de gala ; une
diligence, et - très applaudi - un char à bancs alsacien, occupé
par des Alsaciens et des Alsaciennes dans le cher et troublant costume des
provinces fidèles à la mère patrie.
Ainsi, tout un passé pittoresque et charmant fut évoqué
aux yeux des spectateurs, et plus d' un fut bien forcé de s' avouer
que si nos pères ne faisaient pas du cent vingt à l' heure,
il avaient du moins, dans la décoration de leurs voitures, un souci
d' élégance et de beauté qui n' est plus, hélas
! de notre temps.
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VARIETE
Équipage du du temps passe
Le musée de la voiture.
- Du char à boeufs à l' automobile. - Comment voyageait la reine
Margot. - Sully et les carrosses. - La promenade des boulevards au dix-huitième
siècle. - Voitures de Cluny et de Trianon. -
L' arrivée de la diligence. - La route de fer et la route des airs.
Le superbe cortège de la locomotion
à travers les âges, qui a inspiré à nos dessinateurs
les belles pages en couleurs qui illustrent le présent numéro
du Supplément du Petit Journal, me faisait souvenir d' un
intéressant projet du peintre Vallet dont il fut beaucoup question
ces dernières années, et qu' il faut regretter de n' avoir par
vu encore réaliser. Je veux parler
du Musée de la Voiture.
L' histoire des moyens de transport est une part - et non la moins importante
-de l' histoire du progrès social et de la civilisation. Ne devrait-elle
pas, tout aussi bien que l' histoire du meuble ou celle du costume, par exemple,
avoir son musée, où on pourrait étudier ses évolutions
successives, depuis le char à boeufs de nos ancêtres jusqu' à
la triomphante automobile d' aujourd' hui
Les documents ne manquent pas pour permettre la reconstitution des chars primitifs
des premières tribus nomades de la
Gaule, non plus que deux où trois boeufs,
.. d' un pas tranquille et lent. Promenaient dans Paris le monarque indolent.
Les poèmes, les chansons de gestes, les « romans » du moyen
âge sont pleins de la description des litières dans lesquelles
voyageaient les reines, les châtelaines et leurs filles d' honneur.
Ce sont de lourds chariots de forme allongée, richement peints de couleurs
voyantes et drapés de brocart, mais nullement suspendus. On s' y étend
sur des tapis et des coussins. Derrière suivent les charrettes dans
lesquelles la valetaille emporte, pour les maîtres, matelas, literies
et provisions de toute espèce, jusqu' à de l' eau.
J' ai là, sous les yeux, la description de l' équipage dans
lequel, en Juin 1577, Marguerite de Valois - la reine Margot - fit un voyage
en Flandre. C' est un équipage somptueux, comme vous l' allez voir
:
« J' allois, dit Marguerite, en une lictière à pilliers
doublez de velours incarnadin d' Espaigne, en broderie d' or et de serge nuée,
à devise. Cette lictière toute vitrée et les vitres toutes
faictes à devise, y ayant ou à la doublure ou aux vitres, quarante
devises toutes différentes, avec les mots en espaignol et italien,
sur le soleil et ses effets. Laquelle estoit suivie de la lictière
de Mme de la Roche-sur-Yon, et de celle de Mme de Tournon ma dame d' honneur,
et de dix filles à cheval avec leur gouvernante, et de six carrosses
ou chariots où alloit le reste des dames et filles d' elles et de moy...
»
Voilà comment une reine voyageait à petites, à très
petites journées, il y a un peu plus de quatre cents ans.
***
C' est à cette même époque que les carrosses commencèrent
à circuler dans Paris..
Charles IX, je crois bien, fut le premier de nos rois qui eut son carrosse
« porté sur des soupans de cuir de Hongrie, avec voûte
d' assemblage, doublure de velours vert à clous dorés et capote
de vache grasse ».
Ce « chariot branlant » fut bientôt imité. Sauval
rapporte que la fille d' un nommé Favereau, riche apothicaire de la
rue Saint-Antoine, se montra la première dans les rues de Paris avec
un équipage semblable à celui du roi. Le peuple la poursuivit
de ses huées.
Le président de Thou, qui était goutteux, se permit à
son tour le même privilège, tandis que sa femme, fidèle
aux vieux usages, continuait de monter en croupe derrière ses gens.
« Ces carrosses, dit M. Alfred Franklin, étaient d' immenses
et grossières machines, couvertes d' un toit très lourd soutenu
par quatre ou huit colonnes, et entouré de rideaux que l' on ouvrait
à volonté ; la caisse était suspendue au moyen de cordes
et de courroies. »
Henri IV avait un carrosse mais n'en avait qu' un... Il écrivait un
jour à Sully qu' il ne pouvait l' aller voir à l' Arsenal parce
que, disait-il, « ma femme a fait atteler mon coche et est sortie dedans
».
Bientôt, cependant, les riches véhicules se multiplièrent,
et le même Sully en vint â se plaindre que Paris comptât
trop de carrosses. Dans un mémoire qu' il présentait à
Louis XIII, il pestait contre le luxe envahissant qui poussait les Parisiens
d' alors à ne plus cheminer à terre et à « se pourmener
somptueusement en carrosses »... « Les magistrats eux-mêmes,
disait-il, vendent la justice pour piaffer eux et leurs femmes. » Et
il demandait le rétablissement des chaises à porteurs, qui avaient
l' avantage d' employer « force personnes, lesquelles se mettent à
voler faute de gagner leur vie...»
Mais sa plainte n' eut pas d' écho.
En 1558, il n' y avait que trois carrosses à Paris ; sous Henri IV,
il y en eut trois cent vingt-cinq ; sous Louis XV, on en comptait quinze mille.
Paris, sous ce rapport, donna l' exemple au reste de l' Europe. Il est même
curieux de lire, dans les récits de voyage de Regnard, la description
qu' il fit, en 1682, du carrosse de l' empereur d' Allemagne, lorsqu' on sait
quel était le luxe que déployaient, dès le règne
de Louis-XIII, les voitures parisiennes :
« Le carrosse de l' empereur est plutôt un coffre qu' autre chose,
écrivait Regnard... Les chevaux sont harnachés avec des ficelles..,
» Et il ajoutait ce joli trait de moeurs allemandes : « Le cocher
est à cheval depuis qu' il entendit sur son siège un secret
qu' il alla révéler... »
***
Sous Louis XIV, Paris eut ses premières voitures publiques, les «
carrosses à cinq sols », dont j' ai conté l' histoire
ici même, l' an dernier à pareille époque. (Voir : Supplément
du Petit Journal du 16 Décembre 1906 )
Et, dès lors, le nombre. des véhicules qui sillonnaient les
rues de Paris ne fit plus que croître. Au dix-huitième siècle,
ces véhicules sont tellement nombreux et variés qu' il n' y
a plus de place pour les pauvres piétons. Le jeudi, qui est le «
beau jour » -- nous dirions aujourd' hui le jour chic - de la promenade
des boulevards, c' est un encombrement sans nom. Ce jour-là, dès
les premières heures de l' après-dîner jusqu' après
la nuit tombée, le Tout Paris désoeuvré, joyeux et galant
doit évoluer entre la, porte Saint-Antoine et la porte du Pont-au-Choux.
Chaque époque a son « snobisme »: De même qu' on
ne saurait, aujourd' hui, manquer le Derby, le Grand-Prix ou les fêtes
du Concours hippique, de même il fallait, en ce temps-là, se
promener en voiture le jeudi sur les boulevards, sous peine de n' être
qu' un « croquant » ou une « espèce ». Et c'
était, à certaines heures, une indescriptible cohue. D' interminables
files de véhicules divers et de cavaliers barraient la route aux «
fantassins » - c' est ainsi qu' on appelait alors les piétons
- et lesdits fantassins pestaient vainement contre les suppôts de la
mode.
Ce fut ainsi, jusqu' à la Révolution, une guerre ouverte entre
les petites gens qui allaient à pied et les petits maîtres qui
allaient en carrosses. Les cahiers de doléances du Tiers-Etat, à
la veille de Etats généraux, sont remplis de plaintes sur ce
sujet. On croirait lire les lamentations des pauvres piétons d' aujourd'
hui contre les excès des « chauffards ». Un citoyen propose
de remplacer les cabriolets et les carrosses par des chaises à porteurs
; un autre ne tolère les voitures à quatre roues qu' en faveur
des femmes et des gens âgés, mais il statue irrévocablement
que les cochers iront toujours à pied et tiendront leurs chevaux par
la bride ; un autre encore n' admet comme voitures pacifiques que la brouette
qui n' a qu' une roue, la roulette qui en a deux, et la trirote
qui en a trois. Il proscrit impitoyablement toutes les autres.
Et la variété de ces dernières est infinie. Sans parler
des coches, des cabas, qui sont voitures de l' autre siècle,
on voit alors, sur les boulevards, les berlines qui abritent toute
une famille, les woursts qui sont des voitures de fabrication allemande,
les diligences qui ne sont point, comme elles le deviendront plus
tard, des manières d' omnibus pour le transport en commun, mais, au
contraire, de très beaux carrosses à double banquette, ornés
de glaces à l' intérieur, et dont les panneaux extérieurs
sont peints d' attributs et de scènes galantes ; et puis encore, les
soufflets, les sabots, les culs-de-singe, les capriolets,
les berlingots, les vis-à-vis, qui ont deux places,
et les désobligeantes qui n' en ont qu' une.
La plupart de ces voitures sont ornées de glaces avec des panneaux
peints de sujets empruntés à Boucher, à Vernet ou à
Greuze... J' ajouterai que tout élégant qui se respecte doit
avoir à son équipage des chevaux « soupe de lait »
: c' est la nuance à la mode.
De ce temps-là et des premières années du dix-neuvième
siècle, nous avons gardé de précieux spécimens
de l' art de la voiture. Cluny en a cinq qui sont cinq merveilles d' art :
un carrosse Louis XV de la plus belle époque, peint en vernis Martin
; une voiture fin Louis XVI, qui servit à Pie VII lors du sacre de
Napoléon ; une très jolie « fliquette » envoyée
à Louis XV par les Etats de Hollande ; deux « sedcolis »
à l' italienne, voitures très légères haut perchées
sur roues, et, un délicieux traîneau ayant appartenu à
Mme de Montespan.
Et dans le hangar voisin de Trianon, où elles sont indignement logées
à l' étroit., il est une dizaine de voitures qui comptent parmi
les plus belles qu' on puisse imaginer, notamment les deux carrosses du sacre
de Charles X, qui servirent également pour le mariage de Napoléon
III, et la magnifique voiture de gala mise à la disposition du tsar
Nicolas II lors de sa venue à Paris.
Ne voilà-t-il pas, avec maints dons qu' on pourrait attendre de la
générosité privée, de quoi constituer les premiers
éléments de succès de ce musée de la voiture dont
je parlais au début de cet article ?
***
Avant que la bicyclette et l' automobile eussent rendu aux routes de France
la vie que les chemins de fer lui avaient fait perdre, quel amateur de pittoresque
ne s' est pris à regretter le temps des diligences ?
Vous rappelez-vous les jolis tableaux de Boilly représentant l' arrivée
ou le départ de la diligence ?... Il en est un, dont la composition
animée, « grouillante », montre une cour d' auberge de
Paris au moment où la voiture publique vient d' y faire son entrée.
C' est d' un réalisme des plus amusants. La scène se passe en
l' an IX de la République. C' est le moment où le calme de la
capitale y ramène les Parisiens exilés. Les émigrés
rentrent en France ; la province afflue à Paris. Mais les routes ne
sont pas encore sûres. Peu de temps auparavant, une ordonnance de police
a édicté « qu' aucune diligence partant à jour
et à heure fixes ne pourra voyager qu' elle n' ait quatre soldats commandés
par un caporal ou un sergent, sur l' impériale, armés de leurs
fusils et munis de vingt cartouches, et qu' elle ne soit accompagnée
la nuit par deux gendarmes au moins, armés de fusils et à cheval.
» On voit encore dans ce document que, « lorsqu' il y aura dans
la diligence plus de 50,000 francs appartenant soit à la République,
soit à des particuliers, la diligence ne pourra faire route si, indépendamment
des cinq hommes d' infanterie, elle n' est accompagnée de quatre gendarmes
ou autres hommes à cheval que tous cochers et postillons conduisant
les diligences seront tenus d' être munis d' un couteau de chasse et
d' une paire de pistolets » ; et aussi que, en cas d' attaque, «
l' escorte de toute diligence ne devra se rendre, quel que soit le nombre
des brigands, qu' après avoir tiré ses vingt cartouches et déployé
le courage ordinaire aux soldats français.»
Pensez-vous que, en songeant aux dangers que laissent entrevoir ces précautions
extraordinaires, on se mette en route de gaîté de coeur ?...
Non certes !... Et pourtant on voyage tout de même.
Bientôt, d' ailleurs, les chemins deviennent plus sûrs et les
transports en commun font d' incessants progrès. Au début, on
mettait une semaine pour faire cent lieues. De meilleures routes et de meilleurs
relais permettent de gagner vingt-quatre heures, puis quarante-huit, puis
trois et quatre jours. Enfin, on atteint le maximum : on fait trois lieues
et demie à l' heure. C' est tout ce qu' on peut exiger des chevaux
et des postillons.
Et juste à ce moment, comme les services des diligences sont arrivés
au plus haut degré de perfection, voici que le chemin de fer détrône
la vieille locomotion hippomobile.
Pendant trois quarts de siècle, le chemin de fer a fait la route presque
déserte. Mais, aujourd' hui, l' automobile y ramène le mouvement
sinon le pittoresque du temps des diligences... Et comme l' immuable loi du
perfectionnement incessant veut que, une fois entré dans la voie du
progrès, l' homme ne s' arrête plus en chemin, voici que nous
entrevoyons, dans un avenir peut-être proche, le triomphe de la locomotion
aérostatique, du voyage par les airs.
Ernest LAUT
Le Petit Journal Illustré du 22 Décembre 1907